A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

A la MJ du quartier maritime on est tous Européens (1989)

Participaient à la discussion, parmi ceux qui ont été à Paris : Brahim, Hamid, Norredine, Karim et Mhand ; et ceux qui n’y ont pas été : Mohamed, Nabil (un copain de Hamid, qui vit en Allemagne), Abid et Mustapha.

Abid : Ceux qui parlent de l’Europe, aujourd’hui, ne parlent pas de nous. Les frontières vont s’ouvrir pour l’argent et pour les Européens, mais pas pour nous. Il y a des problèmes de visa, chaque fois qu’on a envie de voyager, d’aller voir de la famille ou de descendre au Maroc pour les vacances.

Norredine : C’est ridicule. Nous sommes nés dans ce pays, mais on nous oblige à faire des choses qui n’ont pas de sens. Les visas, c’est juste pour nous humilier, nous contrôler, et donner du travail aux douaniers.

Karim : C’est un contrôle judiciaire, aussi. On essaye de repérer les délinquants. Et donc, ça veut dire qu’il n’y a pas de délinquants parmi les Européens ?
Qu’est-ce qui va changer en 1992 ?

Karim : Ce qui va se passer, c’est que douze pays vont devenir un seul.

Mohamed : Beaucoup de choses vont changer pour les Européens, mais pas pour nous.

Norredine : On devrait avoir la nationalité belge à la naissance, comme c’est écrit dans la Charte. On en a assez de courir pour le boulot, les visas, le droit au chômage.

Abid : Je veux avoir mon mot à dire. Je veux pouvoir décider avec les autres, par exemple en votant. Voilà pourquoi j’ai demandé à devenir belge.

Karim : Même pour trouver du boulot, il vaut mieux être belge, et pour être déclaré, payé normalement. Il y a un tas de patrons belges que ça arrange bien, d’avoir des travailleurs étrangers : on peut les exploiter, leur faire peur s’ils se révoltent.

Hamid : Je deviendrais belge simplement pour avoir les mêmes droits que les Belges, puisque je suis né ici et que je vais y vivre. Il y a des vieux qui ne veulent pas de la nationalité, parce que la Belgique ne les intéresse pas, qu’ils rentreront au pays. Ils ne pensent qu’à ça. Moi, pas. La Belgique, c’est mon pays. Qu’est-ce que j’irais faire au Maroc ?

Karim : Encore un avantage de la nationalité : les candidats s’intéresseraient à nous, aux élections. Ils parleraient de nos problèmes, ils ne pourraient pas nous mépriser, nous insulter pendant les campagnes électorales, raconter n’importe quoi sur nous. Il y a des communes où on aurait des bourgmestres turcs ou arabes.
Pourquoi pas ? (rires).

Abid : En Hollande, les immigrés peuvent voter. Ils ont le droit de vote aux élections communales, et plus tard ils pourront même voter aux autres élections. Pourquoi pas ici ?
Quelle impression avez-vous retirée des Etats Généraux à Paris ?

Karim : J’ai vu que beaucoup de gens ont les mêmes problèmes que moi, les mêmes idées. On s’est senti moins seuls, en revenant.

Norredine : Je crois que c’est un point de départ. Il va se passer beaucoup de choses. Moi, je suis revenu très optimiste. Ce que j’ai vu m’a donné de l’espoir et du courage.
Karim : J’y ai été surtout par curiosité, au départ. Ce que j’ai vu m’a vraiment étonné.
Nabil : SOS Racisme existe-t-il en Allemagne ? Je n’avais jamais entendu parler de ça, alors qu’il y a beaucoup de problèmes. Il y a les skins, les groupes néonazis. Le racisme se sent de plus en plus et, face à ça, les manifestations de SOS Racisme sont importantes, pour montrer qu’il y a une autre Europe. 1992, c’est pas nécessairement en rose. Il y aura beaucoup de problèmes. Nous devons nous en occuper, nous sommes des Européens, et il faut enrayer le fléau du racisme au niveau de l’Europe.

Hamid : Personnellement, je ne m’attendais pas à voir autant de monde. La Sorbonne est un endroit très impressionnant. Quand Jacques Delors a parlé, il s’est adressé à nous tous, en tant qu’Européens, en nous respectant. C’est quelque chose qui m’a vraiment ému. Le Ministre de la Culture espagnol, Harlem Désir, tous ces gens qui sont venus nous parler... Je suis très satisfait des Etats Généraux, mais il y a une chose qui m’a choqué : pourquoi ne pas avoir aussi donné des traductions en arabe ? Nous étions nombreux, en tout cas dans la délégation belge, à parler l’Arabe. Bon, il aurait fallu y penser, mais c’est pas très grave. La Charte, je trouve que c’est un très bon texte, un pas en avant pour nous. Mais comment en faire quelque chose de réel ? Delors, par exemple, a promis beaucoup de choses, mais tiendra-t-il parole ? J’ai bien apprécié son intervention. Il a parlé non seulement des douze pays de la communauté, mais aussi de la Scandinavie, de la Suisse, des pays de l’Est, et de nous, qui sommes le treizième Etat, comme a dit Harlem. Il faut voir le futur, l’an 2000. Ce qui s’est passé à Paris nous permettra de mieux lutter pour les droits des immigrés. Et sur la Palestine, il a dit que l’Europe avait poussé Arafat à faire un geste et que, quand il l’a fait, l’Europe n’a rien fait.

Karim : Ce qu’il a dit était tout à fait juste.

Norredine : Je suis d’accord aussi, Jacques Delors a très bien parlé.

Brahim : Il faut obliger les gens qui ont parlé à tenir leurs promesses. Maintenant, c’est nous qui devons continuer pour les aider à réaliser tous ces projets.

Mhand : C’était la première fois de ma vie que je participais à une chose comme celle-là. Je suis très content de l’avoir fait. Nous avons vu des centaines de gens comme nous, venant de partout. Je n’imaginais pas que ce soit possible.
Karim : J’ai été étonné de voir les Suédois, par exemple. Je ne savais pas qu’il y avait tant d’immigrés en Suède. Ils étaient deux cents, à Paris, tous très sympathiques.

Hamid : Peut-être, mais ils n’étaient pas tous très motivés. Quand on a demandé à des Danoises pourquoi elles étaient venues, elles ont dit que le directeur de leur école le leur avait demandé.

Norredine : Mais nous aussi, au début, on était venu un peu par hasard, par curiosité. Ce n’est qu’après qu’on s’est rendu compte de l’importance de ce qui se passait.

Hamid : Il y a encore une chose que j’ai trouvée formidable, c’était le message de François Mitterrand, qui a dit qu’il nous soutenait pour obtenir de nouveaux droits.

Vous vous êtes jumelés avec SOS Racisme-Minguettes. Qu’est-ce qui va se passer concrètement ?

Karim : Ces jumelages sont très intéressants. On pourra faire un voyage aux Minguettes, avoir des échanges, connaître d’autres expériences, d’autres modes de vie. A Paris, on a vu des différences incroyables. Les gens sont beaucoup plus nerveux et agressifs qu’ici. Trouver un taxi le samedi soir, c’est un vrai cauchemar.

Mhand : Paris, c’est comme ça. N’oublie pas qu’il y a beaucoup plus de monde qu’ici. Je n’y avais jamais été. J’ai trouvé que c’est une très belle ville, très grande.

Brahim : Si on se met tous ensemble on va pouvoir faire un bon travail, on pourra éliminer le racisme. Pour ça, il faut de la volonté, connaître des gens ailleurs, se faire des amis sur les mêmes idées. On va inviter les gens des Minguettes à venir nous voir.

Karim : Il y a des gens qui sont bêtement racistes. Il faut parler avec eux, leur expliquer qu’ils se trompent. Il faut apprendre à connaître d’autres gens. J’ai un ami d’école qui me dit : « Moi, je suis raciste ». On lui a demandé pourquoi. « J’ai eu des problèmes avec des étrangers, donc je suis raciste ». Mais quand je lui ai demandé s’il était contre moi, il m’a dit non. Tu vois, il y a moyen de discuter avec les gens, même ceux qui se disent racistes.

Brahim : Nous n’avons pas assez de contacts avec les Belges, on ne discute jamais avec eux, c’est une erreur.

Nabil : Il faut instaurer un climat de dialogue. Nous n’avons pas besoin d’armes ou de violence pour nous défendre. Notre arme c’est le dialogue.

Hamid : Nous allons échanger des idées, discuter avec ceux des Minguettes qui ont une longue expérience, une longue histoire. Pour nous, c’est très intéressant : c’est des Minguettes que tout est parti, il faut profiter de cette expérience. En voyageant à travers l’Europe, nous deviendrons vraiment européens, et ça c’est valable pour tous les jeunes.

Norredine : J’espère que notre jumelage sera exemplaire, pour donner à d’autres envie de le faire aussi. Ici, dans cette MJ, on est limité. Toujours le même quartier, les mêmes têtes, les mêmes histoires...

Mhand : Les gens ne viennent jamais nous voir. Personne ne s’occupe de nous. Vous êtes venus et vous nous avez invités à Paris. Grâce à ça, nous avons découvert des gens, des choses que nous ne connaissions pas. Le jumelage, c’est la preuve qu’on peut sortir de son coin et casser les murs autour de nous.

Propos recueillis par
Serge Noël