A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Comment organiser l’immigration (1992)

La reprise de l’immigration est un fait qu’on ne peut masquer avec des propos sommaires sur les abus du droit d’asile ou la répression des illégaux. Au-delà des prises de position circonstancielles et du travail social quotidien, le MRAX projette d’organiser dans les prochains mois une réflexion approfondie et pratique sur le thème. Pierre DEH0TTE a le courage d’entamer cette réflexion. Le présent article fait suite à celui que nous avons publié dans le numéro précédent : « A quand la péremption de nos débats ? » Après avoir fait l’état de la question et de ses impasses, il suggère des pistes de solution.
Nous le remercions de nous avoir confié son travail.

ORGANISER l’immigration, c’est à la fois lutter contre l’immigration clandestine en luttant contre certaines de ses causes et lutter contre la déviation de quelques moyens légaux d’immigration. L’objectif est de maintenir assez de portes ouvertes pour éviter d’acculer au désespoir ou à la fraude ceux qui sont persuadés, à tort ou à raison, qu’ils trouveront ici une solution à leurs problèmes personnels ou familiaux.
La mise en oeuvre des moyens préconisés ci-dessous (et d’autres à imaginer) devrait ainsi conduire à une diminution de l’immigration clandestine et ramener à des pratiques plus saines en matière de droit d’asile et de mariage. Autrement dit, la lutte actuelle contre les demandes d’asile abusives et contre les mariages de complaisance augmente les risques d’immigration clandestine ; en revanche, la lutte contre l’immigration clandestine, ou plutôt contre ses causes, réduirait le nombre de demandes d’asile abusives et de mariages de complaisance, et donc la suspicion à l’égard des étrangers qui demandent l’asile ou se marient.

Les causes de l’immigration clandestine

Nous n’envisageons pas ici les causes des migrations, que nous avons brièvement évoquées précédemment en décrivant la « marmite sous pression », mais les causes de la clandestinité d’une partie de l’immigration. Sans prétendre être exhaustif, on peut citer celles-ci.

Les difficultés des petites et moyennes entreprises.
Sans remettre en cause notre système de protection sociale, on est obligé de constater que le coût de la main-d’œuvre peut être insupportable pour certains employeurs. Le recours à une main-d’œuvre non déclarée est parfois le seul moyen de maintenir l’activité d’une entreprise sans aller tout droit à la faillite. Certes, les travailleurs non déclarés ne sont pas tous des étrangers clandestins, mais des demandeurs d’emploi en séjour illégal peuvent être plus que d’autres tentés de répondre à ce type d’offres, parce qu’ils sont de toute manière privés de la sécurité sociale et parce que leur objectif est souvent de gagner vite beaucoup d’argent, avant de retourner dans leur pays d’origine.

Les difficultés d’obtenir un visa
Il faut actuellement plusieurs mois pour obtenir un visa, même pour un regroupement familial (étrangers admis de plein droit à séjourner plus de trois mois), à plus forte raison pour un simple visa de tourisme. (Certains de nos consuls exigent des documents qui n’existent pas pour décourager certaines demandes). Ces pratiques dissuasives ont pour effet direct d’encourager les gens à se passer d’autorisation pour entrer et séjourner en Belgique, ou à se déclarer réfugiés pour passer la frontière sans les documents requis.
Cette tendance concerne entre autres les parents âgés de travailleurs immigrés, qui ont des enfants en Belgique et au pays d’origine, et souhaitent pouvoir rejoindre rapidement les uns et les autres, notamment en cas de maladie ou de décès. Parce qu’il est toujours plus facile de quitter la Belgique que de l’atteindre, ils ont tout avantage à vivre en Belgique. Ils vivent le plus souvent terrés chez leurs enfants, sans oser sortir par crainte des contrôles.

D’autres conceptions des liens familiaux.
Le droit au regroupement familial a été conçu en fonction d’un modèle très occidental, nucléaire, de la famille. Beaucoup d’étrangers ne peuvent pas concevoir qu’il soit impossible d’accueillir chez soi, pour leur venir en aide, des ascendants, des frères et sœurs, des enfants majeurs. Les obligations morales imposées par les coutumes du pays d’origine ou par la religion peuvent avoir plus de poids que les prescriptions légales du pays d’accueil.

L’arrêt de l’immigration.
Enfin et surtout, la clandestinité de l’immigration est entraînée par l’impossibilité d’immigrer légalement depuis le 1er août 1974.

Des remèdes à envisager

Aider les petites et moyennes entreprises
Il est de l’intérêt de tous que les entreprises se maintiennent. La main-d’œuvre clandestine apporte un ballon d’oxygène souvent indispensable à notre économie ( même si elle engendre du chômage), et c’est sans doute pour ce motif que certaines pratiques sont tolérées... Il vaudrait mieux aider les entreprises qui en ont besoin à supporter le coût de leur production, par exemple par des réductions de cotisations patronales. Moyennant quoi, on pourrait sans risquer d’étrangler personne accentuer les contrôles pour empêcher l’exploitation de la main-d’œuvre clandestine et la sanctionner beaucoup plus sévèrement.

Améliorer la réglementation en matière de visas
Il faut fixer de façon précise et réaliste et publier largement la liste des documents nécessaires pour demander un visa, et interdire formellement aux représentations diplomatiques d’en exiger d’autres.
Il y aurait lieu également d’augmenter le nombre de cas où les consulats peuvent ou doivent accorder des visas sans l’autorisation de l’Office des Etrangers, en particulier pour les situations familiales urgentes. Cet assouplissement devrait concerner en priorité les personnes admises de plein droit à séjourner en Belgique (article 10 de la loi du 15 décembre 1980), puisque l’Office des Etrangers vérifie de toute manière (longuement), après leur arrivée, si leur séjour peut être régularisé (personnes sous « annexe 15 bis »).

Aménager les conditions regroupement familial
On peut préconiser plusieurs mesures, notamment, en allant de la moins audacieuse à la plus audacieuse :
osupprimer les limitations au regroupement familial introduites par l’article 1er de a loi du 28 juin 1984, c’est-à-dire revenir à la formulation initiale de l’article 10 de la loi du 15 décembre 1980 ;
oétendre le droit aux enfants qui ont atteint l’âge de 18 ans et aux ascendants s’ils sont à charge, ainsi qu’aux conjoints des uns et des autres (c’est-à-dire modifier l’article 10, alinéa 1er ,4° en le calquant sur l’article 40 de la même loi, relatif aux étrangers C.E.) ;
oétendre le droit aux ascendants même s’ils ne sont pas à charge ou du moins même s’ils ont des enfants dans d’autres pays (contrairement à l’interprétation actuelle de la convention belgo-turque).

Réouvrir les frontières à l’immigration
La réouverture des frontières devrait intervenir avant la régularisation (indispensable) des « déboutés du droit d’asile ». En effet, dans la situation que nous connaissons, la régularisation des étrangers en séjour devenu illégal aurait pour effet de laisser croire que la demande abusive du statut de réfugié est un moyen efficace d’être admis à l’immigration. En outre, cette mesure de clémence serait mal reçue par la population belge. En commençant par réouvrir les frontières à l’immigration de travailleurs, on obtiendrait que la plupart des candidats utilisent plutôt cette procédure-là, qui leur permettrait de conserver leurs droits dans leur pays d’origine. Dans un second temps, on pourrait régulariser les étrangers à qui la qualité de réfugié n’a pas été reconnue : à ce stade, la mesure serait commandée par le bon sens, car elle épargnerait aux pouvoirs publics des frais de rapatriement, à une heure où on serait de toute façon disposé à accepter la présence de nouveaux étrangers (pourquoi en faire venir d’autres alors qu’il ne coûte rien de garder ceux qu’on a ?)

A partir de ce moment, la qualité de réfugié serait encore demandée pour des motifs de trois ordres :
 ceux qui ont été retenus par la Convention de Genève et le Protocole de New York ;
 d’autres motifs graves qui mériteraient d’être pris en considération (les catastrophes écologiques, par exemple) ;
 l’attrait des droits sociaux réservés aux Belges et aux étrangers privilégiés, notamment du droit à l’aide sociale sans restrictions, conforme à l’article 23 de la Convention.

Dans ce dernier cas, ceux qui se verraient refuser le statut de réfugié auraient le choix entre le départ et l’insertion professionnelle.
L’ouverture des frontières aboutirait ainsi à soulager le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides, mais aussi les CPAS.

Cette ouverture pourrait être concrétisée par la création d’offices belges d’émigration auprès de toutes les ambassades (toutes, ou du moins celles de tous les pays dont les ressortissants sont susceptibles d’être tentés par l’émigration vers la Belgique). On pourrait y solliciter l’autorisation de venir en Belgique pour travailler ou pour chercher du travail.
Ces offices accorderaient des autorisations provisoires de travail et de séjour dans la limite des emplois disponibles. Les travailleurs, à leur arrivée en Belgique, seraient mis en rapport avec les employeurs qui en auraient fait la demande et, s’ils convenaient, recevraient un permis de travail et un certificat d’inscription au registre des étrangers. (Cette pratique n’exigerait pas de modification de l’article 9 de l’arrêté royal n034 du 20 juillet 1967, puisque des dérogations sont prévues par le deuxième alinéa du même article.)

Les offices belges d’émigration accorderaient aussi des visas spéciaux autorisant le séjour provisoire en vue de la recherche d’emploi. Ceux qui en seraient porteurs devraient trouver du travail dans les trois mois (on pourrait les soumettre à des dispositions comparables à celles qui visent les travailleurs de la Communauté européenne, notamment celles de l’article 45 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981).

Pendant la période précédant l’octroi du permis de travail, les étrangers bénéficiaires de ces nouvelles dispositions ne pourraient pas demander l’aide du CPAS. Les autorisations mentionnées ci-dessus pourraient être octroyées dans les limites de quotas annuels (légaux, ceux-ci...), de manière à canaliser les flux migratoires sans priver les candidats à l’émigration de l’espoir de réaliser un jour leur projet. Ces quotas devraient alors être fixés sur base d’éléments objectifs (par exemple en proportion de la population des pays concernés), mais sans qu’il soit possible de favoriser certaines nationalités (il ne faudrait pas en effet qu’on ouvre les frontières à l’est sans les ouvrir au sud).

Pierre DEHOTTE