Immigration et manipulation
Là où ils ont connu un exercice effectif, les C.C. ont certainement contribué à une meilleure participation politique et à une meilleure intégration des migrants.
Mais après quelques années, les intéressés ont pris conscience du fait que le "canal" de participation est étroit, qu’on s’est ensablé et qu’il n’offre guère de possibilités ! Il n’est donc pas étonnant que l’expérience ne soit pas passionnante pour eux. Aux élections du C.C. de Liège de novembre 1977, le taux de participation était de 30 % alors qu’il avait été de 51 % six ans auparavant. Les groupements progressistes estiment donc que le moment est venu de revendiquer le droit de vote et d’éligibi1ité pour les étrangers établis en Belgique.
Le 4 octobre 1976, cette revendication s’exprime pour la première fois.
Quelques centaines de personnes manifestent à Geel et à Genk. Ces actions sont soutenues par une conférence de presse au cours de laquelle la Ligue Belge des Droits de l’Homme, le MRAX, le CLOTI et d’autres associations de travailleurs immigrés justifient le droit de vote aux immigrés. Une des raisons invoquées est le fait que le nombre de membres du conseil communal et les mandats d’échevinage sont déterminés par le nombre des habitants de la commune, qu’ils soient belges ou immigrés. Dans des régions comme la Wallonie et le Limbourg où résident de très nombreux immigrés, le fait doit être pris en considération. De même, à St-Gilles, commune de l’agglomération bruxelloise, les travailleurs immigrés représentent 40 % de la population. Il n’est pas logique que, au conseil Communal, un mandat sur deux soit attribué, en dehors de toute participation des habitants concernés.
Certains partis politiques sont sensibles à cette revendication, mais ont des conceptions différentes quant aux conditions auxquelles le droit de vote devrait être attribué.
Pour le P.C. ( proposition de loi Levaux, 1972 ), tous les étrangers auraient le droit de vote et d’éligibilité pour autant qu’ils aient été établis en Belgique depuis 5 ans, et qu’ils soient âgés de 25 ans ( soit après avoir satisfait à leurs obligations militaires dans leur pays d’origine ).
Le P.S.B. ( proposition de loi Glinne ) n’accorderaient les mêmes droits qu’aux migrants des pays de la C.E.E. Il leur faudrait être établis en Belgique depuis 5 ans et être âgés de 18 ans au moins.
Le P.S.C. ( conclusions du congrès de Spa) demande le droit de vote communal dès les élections qui doivent avoir lieu en 82, pour tous les étrangers établis en Belgique depuis 5 ans. Ils ne seraient cependant pas éligibles.
Le bureau du R.W. a pris une position qui correspond à celle du P.S.B.
La journée d’étude du 3 décembre 1977 sur le thème « Lutte contre le racisme et pour l’obtention du droit de vote et d’éligibilité au niveau communal » à Bruxelles ( à laquelle les différents partis politiques étaient invités) s’est achevée par un appel du Professeur RIGAUX contre l’instauration d’une nouvelle et subtile discrimination entre ressortissants des pays de la CEE et non-ressortissants d’une part, entre électeurs et éligibles d’autre part, ce qui amènerait une nouvelle division de la classe des travailleurs migrants.
L’avenir nous apprendra si la volonté des partis politiques est assez forte pour imposer cette revendication...et si le droit de vote communal contribuera réellement à l’émancipation des travailleurs migrants.
CONCLUSION
La présence en Belgique de 300.000 travailleurs étrangers environ, soit 900.000 personnes en comptant les familles, donne lieu à pas mal de discussions dans la popu1ation belge.
Nous n’avons pas voulu accabler le lecteur par un excès d’arguments pro et contre en la matière. Notre but était d’attirer l’attention sur une série de points qui ne sont pas toujours évidents et sur d’autres qui se présentent de manière assez confuse ou ambiguë.
C’est pourquoi nous avons analysé la motivation patronale à l’immigration, l’attitude du mouvement ouvrier et, « last but not least », celle des immigrés eux -mêmes.
Il nous faut cependant vivre avec le problème de l’immigration.
Nos pères ( et lesquels ? ) ont estimé nécessaire en 1945 d’exploiter au moindre coût les réserves charbonnières. Ils ont, pour ce faire, recruté 70.000 travailleurs en Italie. A leurs yeux, ils ne s’agissait là que d’une mesure temporaire. Mais, en 1978, il y a des secteurs industriels entiers, aussi bien dans les filatures de Courtrai que dans les forêts du Luxembourg. Ils ne peuvent fonctionner qu’ avec 20 % d’immigrés.
Il est donc indispensable de savoir où en est l’immigration et comment elle se développera dans les années à venir. Un regard en arrière est nécessaire à cette réflexion. Il nous permet de prendre conscience d’une évolution qui se poursuivra probablement dans l’avenir. Nous remarquons une série d’éléments qui nous paraissent évidents d’autres qui le deviendront, d’autres encore qui ne le sont pas du tout. Il nous faut donc être prévoyant.
1.Capables de lutter, mais encore vulnérable
Nous savons que les travailleurs immigrés ont lutté. Ils l’ont fait contre l’exploitation, pour leur sécurité de séjour et d’emploi, pour obtenir des chances égales et des droits égaux.
Si les discriminations sont maintenues dans le domaine du salaire, de l’enseignement, du logement et de la participation, il est évident qu’ils auront encore recours, à l’avenir, aux méthodes de lutte. Mais comme les immigrés demeurent vulnérables, il est toujours possible de faire obstacle à leur combat pour l’émancipation.
Leur vulnérabilité se manifeste sur deux plans qui se renforcent mutuellement : le travailleur immigré est vulnérable dans sa relation avec le patronat, tout d’abord. Ce n’est pas sans raison que le patronat a fait appel à une immigration massive. Comme ces travailleurs sont handicapés dans leur lutte par la méconnaissance de la langue et l’inexpérience des techniques syndica1es, leur combat pour de meilleures conditions de travail peut être gravement retardé.
D’autant plus que les syndicats eux-mêmes témoignent de peu de combativité pour revaloriser
les secteurs de travail où les immigrés sont embauchés.
La vulnérabilité par rapport au patronat est encore renforcée par des règ1ementations administratives et juridiques qui peuvent être interprétées arbitrairement et mener à l’expulsion.
Alors, les mesures de contrôle et de répression se renforcent, la résistance se fait de plus en plus violente et c’est ainsi que l’on assiste à une escalade sans fin.
2.Immigration et manipulation.
Nous espérons que le lecteur comprend clairement à présent que l’immigration n’est due ni au hasard ni au fait que le chômage et la pauvreté règnent dans les pays d’origine. Le chômage était très important au Maroc et en Turquie entre 1945 et 1960, mais il n’y avait ni Marocains ni Turcs à ce moment en Belgique.
Après 1962, la situation n’avait pas évolué de manière catastrophique, mais les Marocains et les Turcs sont venus travailler chez nous. Nous allons donner à l’appui de cette constatation
des chiffres concernant différents pays et souligner particulièrement deux faits significatifs.
L’importance des travailleurs migrants dans les secteurs les plus productifs, l’industrie en particulier, et la place qu’ils occupent dans l’ensemble de la population active ne permettent plus de considérer la migration comme un phénomène conjoncturel, même si on pose comme hypothèse que la migration découle d’une offre de travail qui n’est pas satisfaite.
Dans la R.F.A., il y avait en 1972, 2.354.200 travailleurs immigrés qui représentaient 10,8 % des salariés. Ils constituaient 25 % des travailleurs du secteur de la construction et 80 % de ceux de certains secteurs des travaux publics et enfin 11 % des salariés de la métallurgie.
En France, on comptait au 1/1/1975, 1.800.000 travailleurs immigrés, soit 8 % de la population active ; il s’agit probablement d’une sous-estimation puisqu’il n’est pas tenu compte des travailleurs clandestins.
Ils représentent 25 % des travailleurs du secteur du bâtiment, ( et jusqu’à 90 % d’entre eux dans la région parisienne ), 17 % dans la métallurgie et 16 % dans l’industrie d’extraction. De plus, il y a en France 530.000 travailleurs étrangers dans l’industrie automobile, dont 200.000 dans la région parisienne, soit 46 % des salariés du travail à la chaîne.
En Suisse, les chiffres officiels faisaient état de 317.000 travailleurs immigrés en 1968, constituant 29,8 % de la population active avec une forte concentration dans le secteur du bâtiment, dans celui des machine-outils et de l’hôtellerie.
En Belgique, il y avait, en 1971 220.000 immigrés ( ce chiffre a monté jusque 300.000 environ) qui constituaient 7,2 % de la population active essentiellement dans les mines, le bâtiment et la métallurgie.
Aux Pays-Bas, les 125.000 immigrés constituaient en 1972, 3.2 % de la population active. Ce chiffre peu élevé en comparaison avec les autres pays d’Europe occidentale est dû à l’opposition violente des syndicats à la politique d’immigration.
C’est pareil au Danemark, où il n’y a que 30.000 immigrés en 1972.
En Angleterre, 1.780.0.00 travailleurs immigrés forment 7,3 % de la population au travail dans les secteurs de la construction. des machines outils. du commerce et de différents services.
– Au cours d’une longue période qui va de 1950 a 1970, on a constaté dans la plupart des pays. la R.F.A. exceptée où le plein emploi a pu être assuré pendant longtemps, une augmentation aussi bien de la migration que du chômage.
Pour vérifier cette tendance, une analyse détaillée de l’évolution du chômage, de l’immigration et de la productivité par pays, par secteur et type d’entreprise serait nécessaire.
Les chiffres de l’immigration et du chômage en France permettent d’observer la combinaison de deux phénomènes ; à court terme, pour chaque année prise isolément, une coïncidence entre l’augmentation du chômage et la diminution de l’immigration, mais à long terme, l’augmentation simultanée des deux phénomènes. Ce fait est d’autant plus révélateur que les chiffres de la migration sont en relation avec l’immigration officielle qui est toujours nettement liée a la conjoncture.
Le cas de la Grande-Bretagne est significatif à cet égard. Dans ce pays une forte présence des travailleurs immigrés va de pair avec une augmentation graduelle du chômage et de l’émigration, surtout vers les Etats-Unis de ressortissants anglais à haut niveau de qualification.
On peut conclure de ces différentes données que l’immigration n’est pas un phénomène conjoncturel lié aux besoins de main d’œuvre d’une économie expansionniste. Au contraire, il s’agit d’une tendance structurelle caractéristique de la phase actuelle du capital monopoliste.
En bref, l’immigration est la conséquence d’une manipulation du marché de l’emploi : division de la classe ouvrière, freinage de la hausse des salaires, sapages des revendications, séparations précises et sur lesquelles il est difficile de jeter un pont entre emplois bien et mal payés, entre conditions de travail et secteurs professionnels. Les emplois marginaux sont encore marginalisés par des forces de travail "marginales".
Les migrants représentent pour le patronat une main-d’œuvre à bon marché parce que la nécessité les force à .accepter les pires conditions de travail et les salaires les plus bas. De plus, leur coût social est peu élevé (logement, enseignement, pensions...).
Par ailleurs, étant donné la rigueur des contrôles médicaux et le fait que ce sont généralement les individus les plus jeunes et les plus actifs qui émigrent, les étrangers sont généralement mis au travail dans de bonnes conditions de santé.
L’immigration représente surtout pour les entreprises une économie importante. Elle fait partie de la stratégie patronale pour augmenter l’offre de travail et la concurrence parmi les travailleurs.
Elle ne doit pas être considérée comme un fait isolé. Elle n’est qu’un des moyens utilisés par le patronat pour réduire les salaires. D’autres catégories de travailleurs, tels que les femmes, les jeunes, les chômeurs mis au travail, les stagiaires, les travailleurs à temps partiel, les temporaires peuvent également être utilisés dans ce but.
Cette question nécessite une vision objective et une analyse approfondie, d’autant plus souhaitables que les détenteurs du pouvoir économique et politique préfèrent « geler » ce problème en invoquant les arguments suivants : - les travailleurs ne sont déjà que trop racistes - ou bien - c’est le moyen d’augmenter les problèmes des immigrés -. Alors on fait silence à ce sujet. C’est une erreur fréquemment commise par les syndicats depuis 1945.
3.Les droits politiques ne mettront pas encore fin à l’exploitation économique .
Les milieux progressistes parlent beaucoup du droit de vote des immigrés depuis quelques temps. Différentes réflexions peuvent se faire à ce sujet.
Les droits civils et politiques sont certainement très importants pour les travailleurs immigrés mais il faut se demander ce que le suffrage universel obtenu de haute lutte a apporté à la classe ouvrière belge ?
Les travailleurs ont-ils acquis plus de prise sur le processus de production, l’évolution de la vie professionnelle et la sécurité de l’emploi ?
Il est évident qu’il faut lutter pour la revendication d’une citoyenneté à part entière pour les immigrés. Mais nous estimons qu’aussi longtemps qu’on n’agira pas sur les causes structurelles de l’immigration, il ne s’agira que de demi-mesures.
Des réformes de la réglementation concernant le séjour telles qu’elles ont été exprimées dans le point de vue syndical sur le statut politique et dans les propositions de loi G.H.L. (d’inspiration syndicale) sont importantes pour protéger les immigrés contre les oscillations conjoncturelles et l’arbitraire juridique.
Mais si on part de l’idée que l’immigration a pour cause non pas seulement la conjoncture mais une nécessité structurelle pour l’économie belge, on doit admettre que le centre de gravité des discussions sur l’immigration ne se trouve pas seulement dans l’aspect politique mais aussi dans l’aspect économique.
Le syndicat en tant qu’institution sociale, a pour tâche de formuler et de propager des idées concernant le travail des migrants. Or les syndicats taisent bien souvent d’une part le rôle objectif qu’a joué la migration dans la déstructuration du marché du travail et menacer ainsi la position monopoliste des syndicats dans l’organisation de l’offre du travail et d’autre part la participation solidaire des immigrés à la lutte sociale en Belgique. Par contre, ils mettent l’accent sur les droits sociaux, civils et politiques.
Ils contribuent ainsi à augmenter les contradictions secondaires mais inhérentes à la classe ouvrière travailleur belge contre travailleur immigré).
Cette attitude aura peut-être des conséquences graves même pour 1es travailleurs belges.
La réflexion que nous venons de faire peut être illustrée par la proposition de la C.S.C. quant au « statut de l’immigré » (12/4/1975). Cinq lignes traitent de la sécurité de l’emploi et du droit au travail. Les huit pages suivantes parlent des problèmes de l’accueil, du séjour, de la sécurité sociale, de la coopération culturelle, du droit de vote, etc.
Une analyse des programmes syndicaux au moment des élections sociales jetterait une certaine lumière sur le point de vue syndical. L’analyse des faits dans le second chapitre, sur l’égalité des droits des immigrés lors des élections syndicales indique que l’accent est mis d’avantage sur l’aspect politique qu’économique.
Pour conclure, la démocratie politique progresserait indiscutablement si une partie de la population étrangère résidant en Belgique depuis longtemps obtenait le droit d’expression politique.
Mais la participation politique ne s’accompagnera pas automatiquement d’une participation économique.
Une meilleure démocratie économique supposerait, entre autres choses, que les syndicats fassent une distinction précise entre l’immigration – stratégie patronale d’embauche comportant des conséquences graves pour l’unité de la classe ouvrière- et les immigrés qui résident et travaillent dans notre pays.
La démocratie économique ne peut progresser que si la solidarité des travailleurs belges et immigrés augmente et si on empêche une nouvelle immigration économique.
Ce qui précède fait comprendre qu’il est bien difficile de réaliser ces objectifs.
Une toute première exigence serait qu’aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des syndicats, une discussion se fasse enfin ouvertement sur l’immigration et que les travailleurs immigrés puissent y participer.
Ils ont sans aucun doute des choses à dire sur la manière dont ils souhaitent vivre et travailler en Belgique…
Nous espérons que la présente étude pourra être de quelque utilité pour mener à bien ce débat.
M. AERTS
A. MARTENS
Janvier 1978