A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Droit de vote la logique des faits (1992)

Le marché de l’emploi

A l’inverse des véritables pays d’immigration, comme les Etats-Unis, le Canada, l’Australie ou l’Argentine, la Belgique et les autres pays de l’Europe occidentale, lorsqu’ils ont fait appel, entre 1945 et 1974, à une abondante main d’œuvre étrangère, n’envisageaient nullement d’en faire des citoyens. La politique d’immigration était purement économique, obéissant au seul impératif de réguler le marché de l’emploi. Les employeurs s’accommodaient fort bien de la manière dont la plupart des travailleurs immigrés concevaient ou rêvaient leur cycle migratoire avec retour au pays d’origine après quelques années, « fortune faite ». Ils tiraient aussi profit du flou de la législation : c’est seulement fin 1980, six ans après l’arrêt de l’immigration qu’il y aura en Belgique une loi un peu complète sur le « statut » des étrangers. Seuls correctifs à la logique économique qui régissait les flux migratoires, le choix belge de favoriser l’immigration familiale, -pour des raisons diverses, démographique, sociale et économique aussi- et, certes, l’action des syndicats qui a eu pour effet l’accès des immigrés à des droits égaux en matière de sécurité sociale et de représentation professionnelle.

Le « corps étranger »

L’arrêt de l’immigration a eu pour conséquence la stabilisation des populations qui en étaient issues. Peu à peu cette stabilisation s’est imposée dans les faits, non seulement aux sociologues, mais aux hommes politiques, - à l’exception des démagogues qui font de la xénophobie leur fonds de commerce- et même à l’opinion publique. Il y a peu de personne qui croient encore aujourd’hui que les « immigrés » pourraient massivement partir : on a compris qu’il fallait « faire avec ».
Par contre on continue, très largement, à les considérer et à les penser comme un « corps étranger », eux en face de nous. La réalité d’une Belgique plurielle, qui se construit en intégrant des apports multiples, - cette réalité qui était si manifeste dans la rue le 22 mars dernier, - ne s’est pas encore imposée au discours politique ni à l’imaginaire de Monsieur Tout-le-monde.

Une histoire commune

Or tout discours sur l’intégration risque de rester abstrait et toute politique d’intégration, incertaine entre l’assimilation et le développement séparé, si l’on ne prend pas en compte l’histoire.
L’intégration est d’abord un processus historique qui a commencé avec le voyage et la première embauche, et dont, en toute hypothèse, les immigrés eux-mêmes sont les acteurs principaux et ont porté la plus lourde charge. A cet égard, l’ouvrage récemment publié, sous la direction de Anne Morelli, « histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours » accomplit une œuvre salutaire en intégrant dans l’histoire nationale cette composante jusqu’ici oubliée. L’intégration est d’abord un fait dont la mesure est l’engagement effectif des personnes et des collectivités dans la vie économique, sociale et culturelle d’un pays. Le rôle d’une politique d’intégration est de faire en sorte que cette intégration de fait ne consacre pas des injustices flagrantes, des situations de marginalité et de précarité, ce qui implique au premier chef, outre des mesures sociales, la reconnaissance de droits correspondant à l’intégration de fait.

La présence, fondement du droit

Dans cette perspective, qui colle à la réalité, le fondement du droit est la présence, le droit du sol, entendu comme la participation effective à la société.

La loi de juillet 1991 sur l’accès à la nationalité s’inscrit dans cette logique, en considérant comme Belge l’enfant né en Belgique d’un auteur né lui-même en Belgique, car « dans cette hypothèse, l’on se trouve en principe en présence d’un lien suffisamment étroit pour un octroi de nationalité » (premier rapport du Commissariat royal, novembre 1989, proposition 40, I p.54) et en rendant possible par simple déclaration, des parents ou de l’intéressé, l’accès à la nationalité belge des enfants nés en Belgique de parents venus d’ailleurs. Par contre, en dépit de la proposition 39 du Commissariat royal, la loi de juillet 1991 n’a apporté aucune simplification à la procédure de naturalisation pour les immigrés de la première génération.
Or il est absolument illogique, et gros de conséquences malheureuses, de postuler qu’un enfant de troisième génération est suffisamment intégré, pour être déclaré belge et en même temps d’enfermer dans la condition d’étranger -sauf parcours du combattant de la naturalisation- les immigrés qui ont fait le pas de venir, se sont établis de façon permanente souvent depuis de longues années et ont fait souche parmi nous.
Comme l’écrivait encore le Commissariat royal en novembre 1989, « ils font définitivement partie de notre société, et cela sans qu’ils soient obligés d’acquérir la nationalité belge. Ils doivent également pouvoir participer à part entière à la vie sociale, afin de rendre possible une société pluri-culturelle harmonieuse. Les modifications légales nécessaires en vue d’une égalité plus grande doivent donc être réalisées ».(ib.p.53)

Incontournable droit de vote communal

Même s’il est impératif d’en assouplir aujourd’hui la procédure, la naturalisation ne peut pas être considérée comme la forme unique d’intégration véritable. Ce serait faire violence à la vie. Il faut prendre en compte la réalité de l’être humain venu d’ailleurs et resté attaché à ses origines mais qui engage ses bras, sa force, sa vie dans notre société et c’est à lui - quelle que soient sa couleur, sa nationalité, sa culture - que des droits doivent être reconnus en fonction de sa présence et de sa participation. Et au premier rang des ces droits, -conditionnant les autres, - celui de peser sur les décisions politiques qui déterminent la vie de tous les jours, les droits de vote et d’éligibilité aux élections communales.

Pierre de touche de l’intégration

Par je ne sais quelle aberration politicienne, ce droit de vote est devenu un sujet tabou ; on affecte de le considérer comme une revendication extrémiste, alors qu’il est la pierre de touche d’une authentique politique d’intégration. Comment pourrait-on parler d’intégration dans une société démocratique sans participation démocratique.

Reconnaître un droit politique à l’immigré, justement parce qu’il est immigré, c’est à dire pas seulement un étranger de passage, mais un acteur de la société belge, ce serait abattre enfin la barrière mentale entre « eux » et « nous », entre nouveaux venus et gens du terroir et donner tous ses droits et toutes ses chances à la dynamique de l’intégration. Alors, l’accès facilité à la nationalité pour les enfants et l’accès automatique pour les petits-enfants deviennent les fruits naturels d’une évolution qui a transformé progressivement toutes, ou la plupart des mentalités.

Tous ou la plupart se seront apprivoisés à une Belgique « métisse ». Si par contre dans les mentalités subsiste toujours la hantise du « corps-étranger », - et comment en serait-il autrement tant que le citoyen non-belge reste dépourvu de tout droit politique et de tout poids électoral, -le changement de couleur de carte d’identité n’aura que des effets bien limités et biens longs à se faire sentir.

Une logique de vie

Bien entendu, ce qui vient d’être dit concerne directement les populations d’origine immigrée établies depuis longtemps dans notre pays. Autre est la question des migrations nouvelles qui, malgré l’affirmation devenue incantatoire, de l’arrêt de l’immigration, ont repris depuis deux ou trois ans. Ce n’est pas mon sujet dans cet article. Mais je ferai toutefois deux observations.

Tout d’abord, cette reprise rend encore plus urgente l’intégration dans l’égalité des populations issues des flux précédents de main d’œuvre immigrée, pour des raisons de justice et de paix sociale. Ensuite ce n’est toujours que l’histoire qui recommence et dans un monde ouvert et inégal où plus aucun pays ne peut, et je l’espère, ne souhaite se transformer en bunker, nul ne peut empêcher que des hommes et des femmes ne recommencent le processus... et que la vie continue.
La responsabilité des politiques n’est pas de défendre à tout prix des forteresses, qu’elles soient d’homogénéité ethnique et culturelle ou de privilège économique, mais de favoriser des évolutions harmonieuses dans la justice, l’égalité et la négociation.

J. M. Faux