A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Femmes immigrés profession nettoyeuse (1980)

Dès avant le lever du jour et par tous les temps, elles attendent aux coins des rues des quartiers d’immigrés le minibus de l’entreprise qui les occupe, ou le premier tram du matin. Plus fréquemment, elles trottent en groupes vers le chantier de travail, parce que les entreprises cherchent à les placer dans un périmètre accessible à pied depuis leurs domiciles.

La grande majorité d’entre elles ont des horaires coupés (quand elles ont la chance de totaliser plus de 3 ou 4 heures de travail) : de 6 à 9 ou 10 heures, de 11 à 20 ou 21 heures.
Elles se sont levées bien avant les enfants et généralement avant le mari. Elles rejoignent dans le milieu de la matinée une maison désertée. Elles sont absentes ensuite au moment du retour des enfants de l’école, au moment des devoirs, du repas du soir, du coucher.
"...Et cela bien souvent encore au sein de familles où la tradition culturelle laisse à la femme toute la responsabilité de l’éducation des enfants. On perçoit là une grande souffrance pour les femmes. A ces heures matinales et tardives, les garderies et crèches ne sont pas ouvertes. La mère immigrée résout souvent ce problème en confiant la garde des jeunes enfants à l’aîné, de préférence à la fille aînée.." , cela avec toutes les conséquences que cela doit avoir sur l’absentéisme et le travail scolaire insuffisant.

Combien sont-elles ?

En 1971, on signale 67.566 femmes sur 272.362 étrangers au travail, mais il s’agit là d’un chiffre général englobant toutes les origines et toutes les catégories d’emploi. En fait, 38.403 d’entre elles proviennent des pays traditionnels d’immigration (Italie, Grèce, Espagne, Pologne, Turquie, Maroc).

Nous avons cherché à connaître le nombre des nettoyeuses. Les services de l’ONEM et de l’ONSS ne le connaissent pas, les syndicats pas davantage...
A l’ONEM, sauf recensement, ils ne font de statistiques que sur le nombre des employés et ouvriers, hommes et femmes, mais pas de ventilation selon les professions.
A l’ONSS, ils n’ont que les chiffres de ceux qui travaillent à temps plein et la seule ventilation est faite par sexe et par type de travail, manuel et intellectuel, également.
Dans les syndicats, les nettoyeurs dépendent du secteur général de l’alimentation et ne sont pas répertoriés comme tels. Seul, le patronat peut nous donner des chiffres.
Les nettoyeurs sont comptabilisés comme force de travail surexploitable, mais pas encore comme une part du monde ouvrier dont on défend comme il le faudrait le droit au travail et la sécurité d’existence.

Un représentant de l’Union Générale Belge du Nettoyage nous reçoit et répond sans hésitation à nos questions :
Le secteur "nettoyage" englobe l’entretien des bureaux, le lavage des vitres ; le service des immondices et le ramonage. Il occupe en Belgique 40.000 personnes environ dont 30 à 40 % à Bruxelles, 60 % en sont des femmes, ce qui donne un chiffre approximatif de 24.000 pour l’ensemble du pays.

Il y a 20 ans, les étrangères au travail dans ce secteur étaient surtout les épouses des mineurs italiens ; il y a 15 ans y ont fait leur entrée les Espagnoles et les Grecques, depuis 10 à 5 ans, les Tunisiennes, les Marocaines et les Turques.
Sur ces 40.000 travailleurs, 25.000 travailleraient à temps plein, les 15.000 autres à temps partiel.
Le représentant de l’U.G.D.N. fait de l’humour à propos des derniers : « C’est travailler pour s’acheter une nouvelle TV couleur. On dévalorise ces travailleurs, ce qui permet de leur laisser vivre une situation précaire sans trop mauvaise conscience... »

Pourquoi les entreprises de nettoyage ?

« Les firmes clientes y trouvent plus d’efficacité à moindre frais. L’entreprise intérimaire fournit les travailleurs spécialisés et est responsable de l’exécution du travail. Tandis que, si la firme occupe ses propres nettoyeurs, elle est obligée de payer le travailleur absent et qui n’a pas exécuté son travail."(U.G.B.N.).

Il y aurait en Belgique près de 500 entreprises de nettoyage. Nous en comptons environ 112 sur la place de Bruxelles dont 72 sont affiliées à l’U.G.B.N. et donc conventionnées (chiffres de 1978).
La convention ou non convention ne semble guère affecter les salaires, mais dans les firmes non conventionnées, il n’y a pas l’avantage de la prime syndicale. La convention du secteur est récente, elle date de 1976 et est très élémentaire. Elle traite avec précision des salaires, mais pratiquement pas des conditions de travail.
Les grandes entreprises occupent une place de plus en plus importante sur le marché. En effet, la plupart des petites firmes ont été incapables de résister à la concurrence des grosses firmes monopolistes et ont été reprises par ce qu’il faut bien appeler les multinationales du nettoyage.

Reprenons du remarquable travail de D. Burnotte , la description de International Service System A/S/ :
« Lorsque je suis entré dans cette entreprise, il ne s’agissait pas encore d’ISS, mais des établissements Lumière, entreprise belge constituée en société anonyme. Depuis avril 79, cette entreprise a été rachetée par une multinationale danoise. C’est cette multinationale que je vais considérer car, en fait, son influence se faisait sentir depuis avril 78, même si la dénomination ISS n’a été officialisée qu’en 79. D’autre part, les conditions de travail sont restées sensiblement les mêmes.

Structure :

ISS est un holding qui possède de façon directe ou indirecte des actions dans toutes les sociétés ISS danoises ou étrangères.
Avec la société Det stasiastiske Kompani as. du Danemark, ISS possède des sociétés de nettoyage en Australie et au Brésil et avec AB Electrolux, ISS possède des sociétés de nettoyage en Suède, en Hollande, en Belgique, en France et en Angleterre.
Le conseil d’administration du Holding est essentiellement composé d’avocats à la Cour suprême et à la Cour d’Appel de Copenhague.
Pour assurer le développement de l’entreprise, le groupe ISS a conçu un plan de stratégie pour les années 77 à 81. Ce plan prévoit que le chiffre d’affaires fera plus que doubler durant cette période par rapport à 76.
En Europe, outre la Scandinavie, les sociétés ISS n’ont qu’une part limitée du marché. Il y a donc des possibilités pour une croissance naturelle, combinée avec le rachat de sociétés de services déjà existantes dans le nettoyage, la création et l’entretien de l’environnement, les blanchisseries, la sécurité et le contrôle de l’énergie.
Actuellement, ISS emploie 40.000 personnes pour l’ensemble des pays où la société travaille, c’est-à-dire : Danemark, Norvège, Suède, Grande-Bretagne, Finlande, Pays-Bas, Allemagne Fédérale, Belgique, France, Suisse, Autriche, Espagne, Australie, Brésil, Grèce... ISS compte, pour 1981, passer à 60.000 personnes. Il faut actuellement compter 400 cadres supérieurs.

Témoignages :

 « Je suis au travail dans un chantier qui a passé contrat avec la firme X depuis 6 ans. L’an passé, le contrat est venu à expiration. Différentes firmes ont alors fait des soumissions et c’est Euroclean qui a fait l’offre la plus intéressante. Euroclean est une firme américaine qui occupe environ 800 personnes en Belgique.
Nous avons été averties de la chose et mises en préavis. Nous avons décidé de nous défendre et avons fait appel au syndicat de la banque où nous sommes au travail ; avec son appui, nous avons obtenu d’être embauchées par priorité.
Dans un premier temps, on a voulu réduire notre temps de travail à 6 heures mais on a tenu bon et eu gain de cause.
Il y a eu un changement de tabliers et un chef à l’accent américain... Mais aussi quelques licenciements et une accélération des cadences... » (C.W., nettoyeuse et militante syndicale).

 « La seule différence substantielle pour les travailleuses, dans le cas d’une reprise par une "multinationale", c’est l’accélération des cadences. Il y avait chez l’ancien employeur environ 1.200 travailleurs, il n’y en a plus que 900 environ actuellement pour effectuer pratiquement le même travail. » (D.B. nettoyeur et délégué syndical).

Dans quelles conditions sont-elles embauchées et travaillent-elles ?

Le représentant de l’organisation patronale :

 « Les firmes n’engagent pas de chômeurs : on ne sait pas s’ils sont sérieux. Ils préfèrent des gens sortant d’autres entreprises de nettoyage. Elles ne sont pas intéressées par le plan De Wulf qui offre des primes à l’embauche parce que si on demandait 100 personnes à l’ONEM, on n’en trouverait pas ! ».

 « Les femmes immigrées se trouvent d’ailleurs dans certains secteurs (à bas salaires, il faut le noter) qui, sans leur présence, seraient en difficulté parce qu’ils se trouveraient devant une main-d’œuvre plus revendicative, n’acceptant plus des conditions de travail aussi dures et recherchant des emplois de plus grand prestige »

 « Une quarantaine de femmes travaillent dans mon chantier. Nationalités : Marocaines, Turques, Espagnoles, Italiennes, Polonaises. Peu de Belges essaient, très peu restent, bien qu’il s’agisse d’un chantier privilégié (8 heures par jour). Il y a deux belges actuellement. » (C.W.)

La convention n’impose pas de contrat-type. Une grande fantaisie règne donc dans ce domaine et il n’est pas question de discuter : si on s’y risque, on n’est pas engagé c’est « à prendre ou à laisser » !

« Certains contrats dont on fait signer à des chômeurs spécifient que le travailleur n’est pas en chômage », nous dit un permanent syndical, « L’intéressé est tellement désireux de retrouver du travail qu’il signe en acceptant un horaire inférieur à celui qu’il avait, ou bien il ne sait pas ce qu’il signe ».

Beaucoup de contrats sont à durée indéterminée et à horaires modifiables. On travaille 8 heures et puis, un beau jour, on est mis à 3 heures et le contrat couvre l’employeur.
Les syndicats savent que certains chefs de chantier demandent des gratifications de diverses natures pour embaucher, mais ne peuvent intervenir, faute de preuves.

Témoignage :

« J’ai reçu mon préavis pour "manque de travail" et mon amie aussi ; les autres femmes turques ont peur de le recevoir. En même temps, on sait qu’ils engagent d’autres femmes. L’explication, c’est que le chef de chantier se fait donner des cadeaux par les nouvelles et par celles qui veulent rester. On lui donne un bracelet en or et en argent et il est d’accord. »(Mme A.) Sa compagne confirme : « Moi, je n’ai pas encore reçu mon préavis, mais s’il me le donne, je préfère le payer et garder mes 3 heures de travail. On en a besoin... ».

Les horaires de travail des nettoyeuses sont réduits au maximum. Certaines privilégiées travaillent 39 heures par semaine, mais la majorité travaille soit 2 fois 3 heures par jour, ce qui les prive pratiquement de toute possibilité d’accès aux indemnités de chômage.

En effet, 3 heures de travail par jour ne sont pas prises en considération pour le calcul de l’admissibilité au chômage, et 6 heures ne comptent que pour une demi-journée ce qui fait que les intéressées, à moins d’avoir moins de 18 ans, n’arrivent jamais à totaliser le nombre de journées de travail nécessaires

A l’article 16 du chapitre VI des conventions, un " vœu pieux " a été exprimé pour que les employeurs " satisfassent au maximum du possible la demande des ouvriers et des ouvrières de prester au moins 4 heures par jour " !
On pratique parfois des horaires illégaux, bien que récemment un certain contrôle semble s’exercer dans ce domaine. " Trois jours après le début de mon travail, un inspecteur est venu pour me faire signer mon contrat. J’avais le choix entre deux horaires : soit de 6h30 à 9h30 du lundi au samedi, soit de 6h30 à 20h et si je le désirais, le dimanche matin de 7h à 13h ".

A l’entrée : Témoignages :

 Aucune initiation n’est faite au départ. On ne donne aucune indication sur les locaux, sur les techniques, sur les produits, ce qui amène un grand nombre d’erreurs et si le travail est mal fait c’est la faute des étrangères. Mais la surveillance est quotidienne : le chef de chantier et l’inspecteur se promènent et passent le doigt sur les surfaces pour vérifier la propreté" (C.W.)

 "Aucune explication n’est donnée au départ, ce qui amène des fautes, du gaspillage et du danger pour les travailleurs qui utilisent mal les produits parfois toxiques. On refuse le port des vêtements traditionnels. Il y a probablement des abus sous forme d’exigences de pots-de-vin et peut-être même de complaisances sexuelles ". (D.B.)

On ne paie pas les déplacements, sauf pour les travailleurs domiciliés à 5 km et plus de leur lieu de travail. On ne donne pas d’indemnités pour heures de travail incommodes. En effet, seul le travail de nuit exécuté entre 22 heures et 6 heures est pris en considération à ce propos. On ne paie pas toujours les primes pour certains types de travaux qui les justifieraient, tel le nettoyage des containers...

"On ne pointe généralement pas ; c’est l’inspecteur de chantier qui fait signer les heures et quand on ne sait pas lire, on ne sait pas ce qu’on signe." (D.B.)

Les immigrés persistent à se fier trop souvent, dans cette jungle, aux accords verbaux donnés par le patron pour un départ en vacances, par exemple, et s’étonnent d’être licenciés au retour. Mais ils ne peuvent rien prouver...

Ils omettent d’envoyer les certificats médicaux dans les délais précis, soit "le premier jour ouvrable suivant le premier jour d’incapacité de travail, le cachet de la poste faisant foi, ou encore remis en main propres de l’employeur dans le même délai", mais il vaut mieux l’envoyer par recommandé, sinon le patron prétendra souvent ne pas l’avoir reçu. .

Les syndicats constatent également les nombreux licenciements en fin de période de maladie, sous prétexte de réorganisation du travail, avec promesse verbale de reprise dans les prochains jours...promesse non tenue. En fait, "le travailleur devrait, dans ce cas, écrire dans les 48 heures une lettre recommandée accusant le fait et demandant précision d’un délai ou mise en préavis immédiate" nous dit un permanent syndical.

Quant aux salaires :

Les femmes sont toutes classées dans la catégorie inférieure, catégorie A, et sont appelées à exécuter "un travail léger que toute femme peut faire". En date du 1/2/80, le salaire brut de cette catégorie, qui est donc le salaire minimal, est de 141,65 fr. l’heure.
Quelle que soit la durée du travail, nous dit-on au syndicat, le salaire minimal est exigible.
Or, Mme G. travaille deux heures par jour. L’engagement est signé pour 15 jours. Elle ne touche que 97 fr. l’heure et fait tout le zèle du monde pour qu’on la garde à l’issue de la quinzaine !

Le travail :

"Les hommes nettoient surtout les garages, cirent, s’occupent du déblaiement et du chargement des sacs d’immondices" soit des travaux demandant plus de muscles. Les salaires sont les mêmes. Le travail des femmes est assez fixe. On leur désigne un étage ou une partie d’étage.
Moi, je suis au travail dès 6 heures et j’essaie de faire le maximum avant l’arrivée des employés. Je vide les cendriers, je prends les poussières, je passe l’aspirateur dans les bureaux. Puis, je passe au service médical qui comporte plusieurs bureaux, salles d’examens, salles de repos. Enfin, les toilettes de l’étage. On isole les travailleurs pour éviter les bavardages...Le meilleur moment, c’est la demi-heure au cours de laquelle on se retrouve pour casser la croûte..." (C.W.)

Une histoire parmi d’autres :

" J’ai fait mes primaires en Belgique, ensuite deux années de couture dans une école privée où on a payé très cher. Mais quand j’ai essayé de trouver du travail, on m’a dit partout que l’école n’était pas bien considérée et que mon diplôme ne valait pas grand chose. Je n’ai trouvé qu’une place où je devais piquer à la machine de 8 à 17 heures et pour 90 francs l’heure.

Alors j’ai voulu faire des études de dactylographie. Le soir, je faisais 4 heures de nettoyage, de 17h à 21 heures, pour une entreprise. Une fois par semaine, à cause de mes cours, j’arrivais 10 minutes en retard. C’était très important pour moi de travailler parce qu’il y avait de grosses difficultés à la maison et que je devais absolument aider ma mère. L’inspecteur du chantier n’était pas d’accord à cause de ces 10 minutes de retard et voulait me licencier. Mais un employé du chantier qui était responsable du nettoyage a accepté que je récupère les 10 minutes, en sortant la dernière, et j’ai pu rester.

Il y avait environ 25 femmes sur ce chantier, la plupart étaient d’origine turque, un peu moins de marocaines et une italienne.
Certaines femmes étaient syndiquées, moi et ma mère qui a travaillé là aussi, nous l’étions. Mais il n’y avait pas de délégué syndical.
Les difficultés à la maison étaient trop grandes et, malgré mes bonnes notes, j’ai dû arrêter mes études pour travailler davantage.
Il m’a quand même fallu près de 4 mois pour trouver du travail, c’est-à-dire, en plus des 4 heures du soir, 4 heures le matin sur un autre chantier qui était celui d’une maison communale.

Après quelques jours, on m’a proposé de travailler mes 8 heures à la maison communale et j’ai accepté. J’ai encore parfois travaillé le soir sur l’ancien chantier pour remplacer ma mère quand elle était malade, mais c’était trop fatigant et j’ai dû arrêter.
Ma mère a eu un problème à ce moment là : nous avions porté nous mêmes les certificats de maladie au lieu de les envoyer par recommandé et ils ont refusé de le reconnaître et ma mère a été licenciée malgré l’intervention du syndicat, parce qu’on n’a pas pu prouver qu’on avait remis les certificats. "

" Pour moi, de grosses difficultés ont commencé au travail et sont devenues insupportables. Je travaillais de 7h à 11 h avec d’autres nettoyeuses, mais après 11 heures et jusqu’à 17 heures, je travaillais seule à la régie de la maison de la culture. Je nettoyais la salle des mariages, puis le bureau des employés et puis la salle des douches et les WC des hommes. J’étais au service des employés et ils me faisaient sentir souvent mon infériorité et leur mépris.

Par exemple certains ne voulaient pas que je porte le tablier de la firme parce qu’il était trop sombre et d’autres disaient que j’étais trop coquette et que je mettais des robes qui ne convenaient pas pour le travail.
Un jour, lors d’un mariage, la mariée m’a invitée à venir à table avec les autres à prendre un verre à la santé des mariés, mais une employée de la commune qui était là lança que je ne me tenais pas à ma place et je suis partie en pleurant.
En plus, des employés de la régie ont commencé à me tourmenter avec des plaisanteries sur le sexe, tendant parfois des photos de nus sous mes yeux, etc..
J’avais peur et j’en ai parlé à l’inspecteur mais il me répéta ce qu’il m’avait dit depuis le début : " c’est le meilleur chantier que je peux te donner, et qu’il fallait tenir."
Finalement, me sentant de plus en plus harcelée, j’en avais parlé au chef des employés de la maison communale ; il était furieux parce que celui qui était le principal à m’ennuyer avait déjà été accusé de choses de ce genre, et il l’a renvoyé immédiatement.

Mais une femme qui était particulièrement méchante avec moi, qui, entre autres, avait dit que je ne restais pas à ma place lors de la fête de mariage a essayé de monter tout le monde contre moi en disant que c’était scandaleux qu’un employé soit renvoyé à cause d’une nettoyeuse, turque en plus !

Elle a porté plainte contre moi et j’ai été renvoyée par la société de nettoyage pour " provocation des employés ".
Je n’aurais donc pas eu droit au chômage mais le chef des employés de la maison communale a pris ma défense et a expliqué la vérité en racontant que l’employé avait déjà été convaincu de choses de ce genre et il a obtenu qu’on change le motif de licenciement. J’ai tout de même eu droit au chômage. S’il n’y avait pas eu cet homme qui était honnête et courageux, je crois que je serais devenue folle.

« Je touchais le salaire légal au travail, mais, par exemple, la demi-heure de repas ne m’était pas payée alors qu’elle l’était à une employée plus ancienne. Quand j’ai demandé une explication, on m’a dit que " c’était comme ça .
Au premier chantier, il y avait beaucoup d’injustices : des heures de travail non payées, par exemple. Les femmes ne sachant pas lire, alors pour savoir si elles ont leur compte, elles comparent avec l’enveloppe des autres. Si elles ont la même somme, elles pensent que tout est juste.
Il y avait une femme turque qui était très grosse et qui transpirait beaucoup. Elle portait le pantalon des femmes turques et un jour le chef de chantier le lui a enlevé devant tout le monde en se moquant d’elle et la femme pleurait... »
« Il y a aussi, très souvent, les certificats médicaux qu’on n’envoie pas par recommandé et que le patron prétend ne pas avoir reçus. »

« Quand j’ai pu faire autre chose que du nettoyage, toute ma vie a changé... » (témoignage de A.)

Et les syndicats ?

Comment se fait-il que les organisations syndicales n’arrivent pas à empêcher la surexploitation des travailleurs et travailleuses du secteur nettoyage ?
Comme nous l’avons dit plus haut, nous n’arrivons pas à connaître avec exactitude leur nombre, ni le chiffre de leur syndicalisation.
L’UGBN nous donne un chiffre approximatif, environ 40.000 pour l’ensemble du pays, un responsable de la Centrale Chrétienne de l’Alimentation et des Services nous en donne des chiffres tout aussi approximatifs des délégués syndicaux : 40 à 50 et sans doute autant à la FGTB.
"Chaque fois qu’on nomme un délégué dans un syndicat, on en nomme un dans l’autre" !

Les responsables permanents disent :

"Il faudrait une meilleure syndicalisation, la solidarité des travailleurs, une pression de la base sur l’organisation, des grèves de revendication..."
"Il faut un rapport de force. Il ne suffit pas de faire des affiliés, c’est l’esprit syndical qui fait défaut..."
Mais si la base en question, de par sa composition, surtout des immigrés et surtout des femmes sans aucune tradition et préparation à l’organisation ouvrière, sans regard critique sur ce qu’ils vivent, sans conscience aucune de la possibilité qui existe de changer les choses, avec l’obsession dominante de ne pas perdre ce dérisoire emploi, si cette base ne réagit pas, les organisations syndicales n’ont elles pas un travail spécifique à assumer ?
Les nettoyeuses qui se présentent au centre d’accueil du MRAX avec les problèmes dont il a été question plus haut, sont rarement syndiquées. Mais elles réagissent toujours avec la même perplexité quand nous leur demandons si il y a une délégation syndicale à l’intérieur de leur firme. "Délégué syndical, connais pas".

Témoignages :

« A ISS, l’action syndicale était nulle, en ce sens qu’il n’y avait pas de délégation dans la " branche Bruxelles sud- Brabant wallon ". Sur un chantier de Bruxelles, cependant, deux personnes ont été nommées délégués. Depuis, ISS a perdu le contrat sur ce chantier et du coup, la délégation qui n’avait vécu que quelques mois disparut.

Deux remarques :
§Lors d’une rencontre avec cette délégation, peu avant son licenciement, celle-ci me demanda de compléter l’équipe. La demande fut transmise à la centrale de l’alimentation. Ce n’est que 5 mois après que la centrale entama les démarches.
§La délégation syndicale ainsi que moi-même n’avons jamais reçu d’aide du permanent de la centrale de l’alimentation de Bruxelles. De plus, les discussions pour le renouvellement des conventions en commission paritaire n°2l sont faites sans consultation des travailleurs. Ces conventions prévoient notamment un crédit d’heures pour les délégués de 30 heures par trimestre. Comment est-il possible de réaliser un travail syndical avec un si maigre crédit d’heures alors qu’il y a une grande dispersion géographique des travailleurs ?

" De plus, la non syndicalisation semble importante ".
" Depuis avril 79, j’ai été nommé délégué. Je n’en parlerai pas dans ce travail, la situation étant trop nouvelle. J’ai été nommé (entre autres) et non élu parce qu’il existe un accord signé entre patrons et entreprises de nettoyage comme quoi les élections sociales de 79 ne seraient pas organisées dans le secteur nettoyage".

( Nous voudrions que ce secteur soit privilégié pour ce qui est de l’effort d’information et de mobilisation ; cela ne semble pas être le souhait de tout le monde ! )

D. Burnotte analyse dans son travail les conditions de fonctionnement d’une délégation syndicale, soit
* des moments et des lieux de rencontre avec les travailleurs permettant de connaître leurs intérêts ;
* une aide extérieure à propos des aspects juridiques, conventionnels et sociaux du problème, nécessaire à la négociation ;
* l’information et la mobilisation des travailleurs ;
* le contrôle des travailleurs sur la délégation ;
Dans la société de nettoyage qu’il décrit, comme dans la plupart d’entre elles selon d’autres sources de renseignements, aucune de ces conditions n’est remplie.

*" J’ai passé un an à vivre la condition des travailleuses avant de me syndiquer et de parler de la défense des droits à mes collègues de travail. Très peu de femmes étaient syndiquées au départ : celles qui l’étaient étaient surtout des Espagnoles et des Turques dont les maris étaient syndicalistes.
J’ai été dirigée ensuite vers le comité des femmes de l’ACV, où les femmes mettent en commun leurs expériences au travail et discutent au cours de journées d’étude. Ce groupe ne comportait pas de nettoyeuses.
J’étais allée trouver le responsable du service "alimentation" dont dépend le nettoyage et je lui ai demandé ce que faisait le syndicat. Sa réponse a été bien significative : il m’a répondu que ce n’était pas la bonne question et qu’il valait mieux que je me demande ce que je pouvais faire moi !
L’ACV m’a très vite demandé d’être déléguée syndicale, mais j’ai refusé tant que le groupe n’était pas préparé et lui-même demandeur d’une déléguée, et tant que je ne disposais pas d’une suppléante.
Très rapidement, une femme turque, intelligente et combative s’est manifestée et la syndicalisation a été croissante. Nous avons, entre-temps, mené une série d’actions de revendications que nous discutions ensemble, mais la plupart des femmes demeuraient craintives et n’avaient aucun sentiment d’être une force potentielle. "

Ces actions ont cependant été déterminantes :

1)Alors que la société où nous travaillons dispose d’un très beau réfectoire pour les employés qui, de plus, était inemployé à l’heure où les nettoyeuses prennent leur repas, soit 10 heures, on les faisait manger au 7ème sous-sol, qui est une cave de stockage des produits de nettoyage, au sol bétonné et humide. Les travailleuses se sont adressées au comité de sécurité et d’hygiène des employés de la banque ainsi qu’au médecin et elles ont obtenu gain de cause. Cette victoire, une fois acquise, a été présentée par l’inspectrice, de l’entreprise de nettoyage comme sa victoire à elle !

2)Cela a été pareil pour l’histoire des cartes d’identité. Toute personne qui entre à la banque pour y travailler reçoit un laissez-passer et garde sa carte d’identité. Par contre, aux nettoyeuses, on prenait la carte d’identité et on la leur rendait à la sortie. Les femmes se sont d’abord plaintes, sans résultat, auprès de la direction de l’entreprise de nettoyage, de la discrimination qui leur était faite en tant que nettoyeuses ou immigrées. Un avocat nous ayant précisé qu’il était illégal de prendre la carte d’identité, nous nous sommes adressées à un membre du service de sécurité de la banque et on nous a donné le laissez-passer comme aux autres.

" En 1978, j’ai été désignée comme déléguée syndicale. Je tiens à dire que j’ai toujours refusé toute promotion qui m’a été faite par l’employeur. Je pense qu’il faut rester au niveau de travail de ceux qu’on représente, refuser que les intérêts deviennent divergents. Au début, nos réunions se faisaient pendant les repas, ensuite nous avons obtenu le droit d’avoir, une fois par mois, de 12 à 14 h, une permanence qui, en fait, a été la réunion de tous les travailleurs, chefs exclus. Je me souviens de la première fois où j’ai rencontré, avec ma camarade turque le patron, ce qui est le droit de la délégation syndicale. Nous avions une liste de revendications et prenions la parole chacune à notre tour. Les patrons étaient trois. Les revendications portaient sur des avantages légaux non accordés tels l’entretien des vêtements de travail à la charge de l’employeur, un second tablier, les frais de transport payés pour certaines qui habitaient à plus de 5 km du chantier...etc.
Je me souviens aussi de la première réunion syndicale, du sentiment croissant de la joie à s’exprimer, de la possibilité de se défendre en étant solidaires ? Des femmes me disaient le lendemain qu’elles en avaient parlé à leurs maris, ou qu’elles avaient oublié quelque chose et demandaient s’il leur faudrait attendre la prochaine réunion...

" Quand notre équipe a été reprise par Euroclean, j’ai perdu ma qualité de déléguée puisque je n’avais pas travaillé assez longtemps dans cette firme. On nous a signalé qu’il y avait un délégué de la FGTB, mais il est inspecteur sur un autre chantier et surchargé de travail. Il vient cependant nous voir de temps en temps et nous lui téléphonons en cas de nécessité. Au début, quand on a parlé de lui, certaines femmes ont répondu : « Non merci, nous on a déjà la nôtre, on n’a besoin de personne... » (C.W., militante syndicale)

3)" A la suite d’une réduction de personnel dans un chantier GB, 3 hommes et 5 femmes, toutes turques, ont fait grève sous forme d’un arrêt de travail de 3 heures. Déjà lors d’un conflit précédent, soit le refus d’un travail non prévu au contrat, qui représentait une surcharge et une moins bonne exécution des travaux habituels, le personnel du GB, informé par le délégué syndical, avait soutenu le personnel de nettoyage. Il en a fait de même cette fois encore et les nettoyeurs ont obtenu gain de cause : une nettoyeuse supplémentaire a été rétablie. A la suite de quoi les 5 femmes turques se sont syndiquées !
" Cependant, le délégué syndical a été accusé d’empêchement du travail et suspendu dans l’attente d’un jugement du tribunal du travail. L’employeur a fait pression sur les nettoyeurs afin qu’ils se désolidarisent de leur délégué : notons que deux d’entre eux ont cédé à cette pression mais que les 5 femmes turques ont tenu ’bon." (D.B.)

En mai prochain, de nouvelles conventions entreront en vigueur, nous disent les responsables syndicaux qui estiment qu’il faudrait peut-être mettre au premier plan des revendications le contrat-type et le minimum de 4 heures de travail.

Or :
« Les nouvelles conventions viennent d’être signées. Bien que la revue "Au travail" ait annoncé que leur discussion s’était faite après consultation des délégués. Je tiens à dire que les 5 délégués de mon secteur n’ont pas été consultés. »
« Entre-temps, les firmes intérimaires abusent librement du pouvoir d’exploitation des travailleurs qui leur est laissé :

 Une société de nettoyage a passé contrat avec le métro, mais en rabaissant fortement les salaires payés antérieurement.
 Au GB la sous-traitance s’étend à une série de travaux effectués précédemment par des employés du magasin.
 Les conventions existantes sont impunément bafouées : certains travaillent 40 heures plutôt que 39. L’heure supplémentaire n’est pas déclarée et couverte par une prime..." (D.B.)

Quelle est notre conclusion au terme de ce modeste travail d’observation sur la condition de la femme immigrée nettoyeuse ?

" On ne lutte pas contre des forces que l’on ne comprend pas, dont on ne discerne pas bien les composantes et l’importance, c’ est pourquoi il est tellement important que les femmes analysent leur propre contexte de vie et de travail et leur rôle dans l’ économie capitaliste."

Qui les y aidera ?

Tous ceux qui travaillent à la promotion de la classe ouvrière en général et des travailleurs et travailleuses immigrés en particulier, travailleurs sociaux et militants des différentes organisations, devraient y être de plus en plus attentifs.

Mais nous voulons interpeller avec force les organisations syndicales afin qu’elles accordent finalement à la défense des droits de cette tranche de la classe ouvrière toute l’attention et la combativité qu’elle mérite.

C. André
Centre d’accueil du MRAX