A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Jeunes Marocaines, fugue et action de la porte rouge (1986)

Les grands thèmes de la problématique de la vie familiale des jeunes filles maghrébines commencent à être bien connus : la confrontation des cultures, la "tentation" de la culture occidentale, le manque de liberté des jeunes filles, la place de la femme dans l’Islam.
C’est au départ de mon expérience au sein de la Porte Rouge, centre d’accueil et d’hébergement pour jeunes en crise que je parlerai de ce problème et plus particulièrement des causes et des conséquences des fugues. La Porte Rouge (voir également Mrax-Info n°42 de mars 86) héberge différents types de jeunes. Les enfants d’immigrés arabes représentaient en 1985, 34% de sa population. Ce pourcentage s’est élevé pour le premier semestre 1986 à 64% ; 40% des filles, comme des garçons étaient enfants d’immigrés maghrébins.

Adolescence et contraintes

Dès les premiers signes de puberté, la famille adopte une attitude beaucoup plus restrictive à l’égard des filles : restrictions voire interdictions des sorties, surveillance serrée des relations amicales (les jeunes filles sont toujours accompagnées d’un frère ou d’une sœur), conflits à propos de l’habillement, de la pratique religieuse qui semble se radicaliser de plus en plus en réaction aux menaces d’éclatement de la communauté en diaspora et à la xénophobie. Les conditions de vie deviennent ainsi de plus en plus insupportables. Espionnée, suivie, parfois battue, surtout lors de ses quelques tentatives pour se libérer des contraintes - qu’elle vit comme en totale contradiction avec la vie qu’elle mène à l’école et un peu dans le rue -, la jeune fille commence à vivre douloureusement ce déchirement.

En effet la confrontation avec la culture occidentale fait fortement pencher la fille marocaine vers notre culture qui semble pouvoir lui offrir tout ce à quoi elle aspire (liberté de sorties, habillement, pas de contraintes religieuses, un minimum de dialogue avec les parents).
Et plus elle s’affirme dans son corps et sa personnalité, plus elle tente de devenir elle-même en tant que jeune femme, plus les parents sont désaxés par ces comportements et réagissent par la contrainte. Dans certains cas que nous rencontrons, celle-ci peut se transformer en une véritable répression avec coups et même séquestration, avec, à la clé, la menace d’un renvoi au Maroc, ce qui est vécu par les jeunes filles comme un envoi en prison : "de là, on ne sort jamais !"nous disait l’une d’elles.

Fugue

Dans ces conditions, la jeune fille tentera d’échapper à cette sphère qui l’étouffe, en même temps qu’elle la protège.
Si les tentatives d’affirmation de soi ne sont pas écoutées, voire sont sanctionnées, la contrainte peut être à ce point mal vécue qu’elle provoque une crise qui peut aboutir au rejet de la famille, se manifestant par la fugue.
La fugue est vécue comme la solution ultime que la jeune fille est acculée à choisir quand elle estime avoir tout tenté sans résultat.
Elle comporte ainsi un espace de libération mais par ailleurs une forte charge d’angoisse.
Lorsque, orientée par un service social, le Comité de Protection de la Jeunesse, ou une copine, elle arrive à la Porte Rouge, la jeune fille dit le plus souvent ne plus jamais vouloir rentrer chez elle. Il s’agit là de l’expression de sa révolte, longtemps couvée, mais aussi de sa conviction que sa fugue est la signature d’une rupture irréversible. Les fantasmes développés sont alors que "jamais mes parents ne voudront me reprendre ; s’ils me trouvent, ils me tueront", etc ...

La possibilité d’exprimer ses craintes et de raconter son histoire, d’être écoutée dans le calme permet à la jeune fille d’entamer une décompression qui sera la première étape de son cheminement hors de sa famille.

Renouer le dialogue

La deuxième étape consistera à déconstruire ses craintes, à analyser la situation telle que la jeune fille la voit, à préciser une stratégie d’action. Ce dialogue et cette réflexion, qui peuvent prendre plusieurs jours, pourront aboutir, avec l’assentiment de la jeune fille, à une intervention dans la famille et cela le plus rapidement possible. La rapidité de l’intervention est essentielle pour éviter que l’absence prolongée hors du domicile familial n’entérine la rupture et n’amène les parents à développer leurs propres craintes fantasmatiques quant au devenir de leur fille.

Lors de leur intervention, les permanents de la Porte Rouge ont ces éléments primordiaux à l’esprit : rassurer les parents, dédramatiser, essayer de préparer un terrain où un minimum de confiance pourra être obtenu en vue d’une rencontre entre la fille et ses parents. Cette confiance est évidemment assez difficile à obtenir au départ : nous sommes perçus comme des étrangers qui ont enlevé leur fille à son milieu normal et/ou qui cautionnent la fugue, - honte pour la famille -, qui ne respectent pas la culture traditionnelle...
Cette première intervention permet de rentrer en contact avec les parents, de les laisser exprimer leurs propres difficultés et inquiétudes, ce qu’ils pensent de l’éducation de leur fille, les raisons de leur sévérité, les compromis qu’ils sont prêt à accepter.
A ce moment une seconde intervention est possible dans un endroit neutre où sont rassemblés les parents, la jeune fille et un intervenant de la Porte Rouge, accompagné éventuellement d’un interprète arabe. Cette deuxième rencontre préparée avec la jeune fille lui permet d’oser dire ce qu’elle ne supporte pas et d’entendre de ses parents ce qu’ils sont prêts à aménager pour qu’un dialogue (re)naisse.
Ce schéma "crise-fugue - décompression - prise de conscience-intervention " est bien sûr à nuancer : les interventions peuvent se faire dès l’accueil, comme après une semaine d’hébergement ; le contenu des entrevues peut varier de la revendication de plus de liberté à un refus de rentrer et à une demande de l’accord des parents pour un placement provisoire, conçu comme une mesure d’éloignement pouvant permettre aux deux parties en conflit de faire le point chacune de son côté.

Un choix impossible

Ce qui est essentiel dans l’approche de la fugue, c’est bien de se rendre compte que la fugue met la jeune fille devant un choix impossible, surtout quand les parents refusent le dialogue : elle peut essayer de rentrer, au risque que rien n’ait changé ; elle peut partir et obtenir par exemple un placement, si la gravité de la situation l’exige, au risque de perdre la sécurité qu’offrait la famille et d’être rejetée d’elle.
Aucune des deux possibilités n’apporte de solution profonde à la crise qui a amené la fugue. Je pense en effet que la fugue n’est qu’une demande de retour à la famille moyennant un changement au sein de celle-ci.

Là est toute l’ambiguïté : la jeune fille part pour retourner...
Et l’expérience nous montre que pour de nombreuses raisons, elle n’a pas tort, que son attitude ambiguë est aussi le bon sens. Je veux dire que, dans l’état actuel de l’évolution des familles issues de l’immigration et de leurs enfants, la rupture avec le milieu familial est invivable et dangereuse, le refuge dans la drogue, l’exploitation dans la prostitution, sont autant de menaces pour la fille livrée à un monde qu’elle ne connaît pas. Un monde dont les parents ont voulu la protéger parce qu’il leur fait peur, mais auquel elle sera tôt ou tard confrontée.

La place de la jeune fille marocaine dans sa famille peut sembler à juste titre injuste, voire scandaleuse. Que cela n’empêche pas d’envisager toutes les conséquences d’une rupture prolongée et sans dialogue régulier, d’une cassure dans la vie d’une jeune en recherche de son identité personnelle et culturelle.
Dans bien des cas, le retour en famille s’avère être encore la moins mauvaise des solutions.
Ce qui est important pour tous les travailleurs sociaux, c’est de ne pas se précipiter dans des solutions (les placements à tout prix), séduisantes certes, mais qui risquent, à terme de provoquer des séquelles irréversibles dans l’intégration multiforme du jeune dans la riche tension famille/tradition d’une part et autonomie/aventure d’autre part.

Richard MASSET
La Porte Rouge

LEILA SEBBAR

Leïla Sebbar est née en Algérie d’une mère « française de France » et d’un père algérien. Elle est l’auteur de plusieurs essais, nouvelles, romans et collabore aux revues « Sans frontière » et « La Quinzaine littéraire ». Elle est également enseignante.
La plus grande part de ses œuvres est consacrée aux relations affectives entre la première et la deuxième génération. Elle consacre une attention particulière aux fugues des jeunes.
Ci-dessous les coordonnées de quelques-uns des romans qui traitent de ces problèmes :

Fatima, Editions Stock, 1981
Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Edition Stock, 1982
Parle mon fils, parle à ta mère, Editions Stock, 1984
Les carnets de Shérazade, Editions Stock, 1985