A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

L’application de la loi Moreaux (1993)

La loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, dite loi Moureaux, date du 30 juillet 1981.

Jusqu’à très récemment, cette loi est restée virtuellement lettre morte. Un rapport émanant du Ministère de la Justice de 1990 précise que 1266 plaintes enregistrées entre ’81 et ’89, 987 ont été classés sans suite, 43 ont fait l’objet d’une procédure en justice dont seulement 14 ont mené à des condamnations.

Cette situation particulièrement décourageante pour les victimes d’actes racistes, et indigne pour notre état de droit, est causée par une multitude de raisons dont trois se sont toujours manifestées comme décisives :

§l’absence de volonté d’appliquer la loi de la part des parquets ;
§l’absence de la part des juges, de prendre une position claire vis-à-vis de cette loi et
§(Last but not least) des lacunes importantes qui se situent dans la loi elle- même.

Ce dernier élément est soumis à l’attention de la Commission Justice du Sénat suite à une proposition de loi faite par le sénateur Erdman.
Cependant, le débat autour de cette proposition s’est endormi depuis quelques mois...
Par contre, en ce qui concerne les deux éléments précédents, des évolutions très importantes se sont produites dans le courant de l’année ’93.
Il s’agit de deux décisions remarquables, l’une prise par le tribunal correctionnel de Liège, l’autre par la Cour de Cassation. Dans les deux procédures, le MRAX est engagé comme partie civile.

Dans l’affaire devant le tribunal correctionnel de Liège, il s’agissait de tracts et d’affichages racistes diffusés par le P.F.N. au cours de la campagne électorale communale d’octobre 1988. L’image représentait un couple de type maghrébin, porteur d’un sac barré de la mention CPAS, auxquels un doigt crochu indiquait le chemin du retour, Alger ou Kinshasa. Une image semblable encore plus agressive, a été reprise par AGIR, toujours à Liège pendant la campagne pour les élections parlementaires de novembre 1991.

Dans l’arrêt rendu par la Cour de Cassation, il s’agit de tracts qui ont été distribués en avril
1989 et août 1990 dans plusieurs quartiers de Tubize.
Ils étaient intitulés « Pologne 1939- Bruyères 1989, Immigration = Invasion, Belges réveillez-vous ». Les auteurs de ces tracts rendaient les immigrés responsables de la dégradation de l’habitat, de la drogue et de la délinquance.

L’arrêt par la Cour de Cassation dans l’affaire des tracts racistes à Tubize à été rendu le 19.05.1993 et donne entièrement raison au pourvoi. L’affaire sera plaidée à la Cour d’Appel de Mons.
La décision contre P.F.N. et AGIR a finalement été prise le 22.06.1993 par la huitième chambre du tribunal correctionnel de Liège, présidé par M.REGIBEAU.
Il s’agit, en effet, d’un précédent extrêmement important puisque c’est la première fois que de la propagande politique fait l’objet de condamnations basées sur la loi de ’81.

Les 18 prévenus ont tous été condamnés sauf un (décédé).
Les peines s’échelonnent entre un maximum - 6 mois sans sursis - et un minimum-une amende de quelques milliers de francs avec sursis- en fonction du degré d’implication des prévenus et de leur personnalité.

Ces deux décisions se sont exprimées sur quatre questions principales dont l’extrême droite se sert en abondance pour animer ses débats et argumenter sa défense.

1. La publicité qu’on donne dans l’intention de pratiquer une discrimination raciale, n’implique-t-elle pas, dans certains cas -notamment l’écrit -.un délit de presse qui tombe sous la compétence de la Cour d’Assises ?
(Dans ce cas-là un non-lieu en est la conséquence.)

2. Les comportements des inculpés doivent-ils inviter à des comportements généraux ou plutôt à des actes concrets ? (Ce qui est rarement le cas dans les publications de l’extrême droite.)

3. La liberté d’exprimer ses opinions n’est-elle pas garantie par l’article 14 de la Constitution Belge ?

4. Quand il s’agit d’un groupement ou d’une association qui pratique la discrimination ou la ségrégation raciale, à partir de quel moment peut-on considérer que l’on en fait partie ?

Sur la première question, à savoir s’il s’agissait d’un délit de presse passible des Assises, le tribunal de Liège est ferme : « Attendu que tant le P.F.N. qu’AGIR, comme tout parti politique, n’ont pas essentiellement pour objet de recourir à des publications pour promouvoir leurs positions, cet aspect de leurs activités n’étant qu’un moyen utilisé à cette fin » (c’est-à-dire celle de rallier des adhérents), le tribunal se considère compétent car il faut, selon lui, davantage insister sur l’appartenance à une organisation (dans le sens de l’art.3 de la loi puisque à priori, aucun des prévenus n’apparaît être l’auteur de ces tracts), plutôt que sur la publication elle-même.

Concernant la deuxième question, la Cour de Cassation (dans l’affaire des tracts racistes à
Tubize) n’est pas du même avis que la Chambre des Mises en Accusation de Bruxelles (dans cette même affaire, qui, pour tomber sous le coup de la loi de ’81, exigeait bien un comportement invitant à des actes concrets, déterminés ou déterminables (p.ex. « Il faut tuer Mr. X. »). La Cour estime elle, que l’arrêt rendu par la Chambre des Mises ajoute à la loi une condition qu’elle ne contient pas puisque la loi érige en infraction « l’incitation à la haine, qui ne consiste pas en un acte précis ou concret mais en un sentiment ».

Concernant la 3ème question c’est-à-dire le délit d’opinion, la Cour (dans l’affaire de Tubize) et le Tribunal de Liège (PFN ET AGIR) stipulent unanimement que la liberté d’exprimer ses opinions connaît des limites notamment : « que prôner le rapatriement des immigrés est une chose, que le faire d’une manière incitant à la discrimination raciale en est une autre » (Liège).
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Une partie du discours habituel des avocats de la défense consiste souvent à prouver qu’il ne s’agit pas d’une organisation ou d’une association, ou que tel ou tel individu n’en fait pas partie, ceci pour éviter de tomber sous l’application de l’article 3 de la loi ’81 qui concerne les associations qui pratiquent (entre autres) la discrimination ou la ségrégation raciale. Or à la fin des débats, un des inculpés membre d’AGIR n’a pu s’empêcher de clôturer son propre procès en soulignant qu’il faisait partie d’un mouvement bien organisé et discipliné. Le tribunal de Liège a confirmé l’application de l’article 3 en statuant que les prévenus qui ont figuré sur les listes électorales ont ainsi manifesté publiquement leur intention de pratiquer, la politique de discrimination prônée par leur parti.

Ceci confirme davantage une position que l’on retrouvait déjà dans une jurisprudence précédente. Par ailleurs, le tribunal contredit le discours (souvent invoqué par la défense), qui met en question la notion même du délit d’intention et donc les trois infractions citées dans l’article 1 de la loi de 1981.

Il est vrai qu’auparavant le délit d’intention a souvent posé des problèmes, non parce que les tribunaux mettaient en cause la notion en soi mais plutôt parce qu’ils estimaient que l’intention discriminatoire n’était pas suffisamment établie. Il paraît en effet bien difficile d’établir l’élément intentionnel lorsque l’auteur d’un propos nie avoir eu une intention de discrimination raciale. Puisque l’arrêt de la Cour de Cassation dans l’affaire des tracts racistes à Tubize renvoie le dossier en Cour d’Appel de Mons et que l’on fait appel contre la décision dans l’affaire PFN/AGIR à Liège, aucune de ces deux décisions ne sont définitives et puisqu’elles ont été prises par deux juridictions de niveau et avec des compétences différentes, il est trop tôt pour conclure qu’il s’agit en général d’une nouvelle direction dans la jurisprudence.

Il est pourtant probable que les juges aient été inspirés par la montée du racisme et notamment par les événements dans les pays voisins. On peut espérer y voir l’amorce d’un nouveau courant dans la jurisprudence allant dans le sens d’une application plus efficace de la loi ’81.

Pendant les débats devant le tribunal correctionnel de Liège tous les avocats des parties civiles mais aussi le substitut et le tribunal dans son jugement ont explicitement fait référence à cette effrayante recrudescence de la xénophobie en Europe. Il faut compter sur les magistrats pour qu’ils se rendent compte de leur responsabilité en ce domaine. Leur position est essentielle dans la lutte contre ce phénomène abominable qu’est le racisme et que la loi de ’81 puisse être appliquée dans l’esprit dans lequel elle a été conçue : une loi préventive.

Patrick SPINNOY