A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Le multiculturel, ça existe et ça vit (1983)

Le quartier De Pierreuse

Une tradition qui ne date pas d’hier. En 1982, Théodore Gobert dans son ouvrage devenu classique « Liège à travers les âges » nous décrit la rue Pierreuse comme « une répétition de la tour de Babel. » « On y retrouve, confondus des représentants (…) d’à peu près toutes les nations du continent et d’au-delà. »

Cette confusion des nationalités n’a jamais empêché Pierreuse d’être un pilier de la vie populaire typiquement liégeoise qui s’y est même maintenue bien vivante aujourd’hui. Pas de folklore, mais un quartier d’ouvriers et de petits gens où la rue avec ses grappes d’enfants rassemble encore davantage que la télévision, où l’on se presse au pas des portes dès le premier rayon de soleil, où le groupe des 3 fois 20 ans concurrence en animation une des premières maisons de jeunes en Belgique.

Mais toute cette vie joyeuse et bruyante semble bien de la pire inconséquence. Après d’autres, nos responsables politiques viennent d’inventer, dans la capitale, l’angoissant « seuil de tolérance. » Nous en crevons tous les plafonds : Pierreuse, c’est 56% d’étrangers et des pires : Siciliens, Marocains, Turcs, Polonais, etc.… Peut-être un des éventails les plus complets du genre.

Pourtant le seuil de tolérance est pour nous une découverte trop neuve encore. Nous n’avons pas pu nous mettre au goût du jour aussi rapidement. Nous avons depuis trop longtemps un dispensaire médical qui fonctionne à plein régime dans toutes les langues, une école de quartier où les cours de langue maternelle en arabe, turc, italien sont au programme,suivis d’une école de devoirs très fréquentée. Nos bandes de jeunes, en grosse majorité étrangers, forment un club de foot trop dynamique et un club de jeunes trop détendus. Le centre culturel italien, la maison ATD-Quart Monde, le comité des fêtes, celles du carnaval du printemps et de l’automne, le journal du quartier, la bibliothèque, l’atelier créatif, le labo photo ou les camps de vacances, tout cela nous distrait de l’évidence : nous sommes un ghetto, un quartier à problèmes.

Des problèmes, nous en connaissons ; et très actuels, mais il s’agit plutôt de menaces extérieures : destruction du bas du quartier (des immeubles du 16ème au 18ème siècle) pour l’aménagement d’une sorte de parking, la construction de hauts buildings de soi-disant logements sociaux ou encore, une rénovation coûteuse qui entraînerait l’élévation brutale des loyers et le départ des habitants. Comme on le voit, un quartier populaire connaît bien des gens dangereux mais ce ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Dépassant tous les « seuils de tolérance », nous sommes pourtant avant tout un bon terrain d’étude où tester les prétentions scientifiques de certains hommes politiques. Les opinions ou les prétendues analyses de M. Nols relèvent surtout du champ des arguments électoraux efficaces – c’est pourquoi elles ont trouvé tant de jaloux ou plus récemment de disciples.

Le champ de la réalité sociale contredit, lui, toutes ces analyses : une autre politique n’est pas seulement possible, elle existe et depuis longtemps. Pierreuse n’est d’ailleurs qu’une petite preuve parmi tant d’autres du mensonge ou plutôt de l’étroitesse et de la faiblesse d’esprit qui se cachent derrière les prétentions scientifico-politiques de tant de nos responsables. Que l’on cesse de refuser de voir ce qui vit déjà, même à Schaerbeek entre (certains) Belges et immigrés. Mais beaucoup résistent à cette vie : le seuil d’intolérance, lui, existe bien, c’est celui qu’il faut franchir pour entrer chez M. Nols, chez ses disciples ou ses électeurs.

Voici donc ce que nous pouvons offrir : un terrain d’étude intéressant des chances et des difficultés de la rencontre des cultures dans un quartier d’immigration en Belgique. Des analyses sociologiques et politiques sérieuses présenteraient un intérêt tout particulier si elles s’appliquaient aux contre-exemples existants de la réalité bruxelloise actuellement dominante de tension croissante entre les groupes nationaux et les travailleurs immigrés.

Certains grands axes d’études se dégagent d’eux-mêmes :

 Tout d’abord, l’arrivée des TRAVAILLEURS immigrés est reçue bien différemment dans un milieu populaire ouvrier SOCIALEMENT et ECONOMIQUEMENT proche qu’elle ne l’est dans d’autres groupes sociaux. Les tensions les plus fortes opposeraient donc davantage des CLASSES SOCIALES que des groupes culturels différents.

 Dans le même sens, une culture populaire vivante, traversée d’axes de solidarité et de sens de communautaire se revèle bien proche et ouverte à une culture maghrébine, qui privilégie les mêmes priorités, et qui fait ailleurs l’objet du rejet le plus violent. Une IDENTITE CULTURELLE VIVANTE ET POSITIVE semble bien nécessaire de part et d’autre pour qu’une rencontre entre cultures soit possible et fructueuse.

 Les fondements habituels de la PEUR ou de la MEFIANCE RACISTE se retrouvent bien sûr chez nous, mais réduits à des réactions individuelles et limitées. L’extension ou la marginalisation de ces réactions semble donc liée au contexte global culturel, social, économique et politique. Un large éventail de ces conditions diverses peut donc être contrôlé et utilisé par la VOLONTE POLITIQUEMENT DOMINANTE dans le sens de l’affrontement ou, au contraire, de la coopération féconde entre les groupes.

Dans toutes ces perspectives et bien d’autres encore, des études scientifiques valables mériteraient d’être menées pour fonder nos opinions. Mais nous pouvons déjà contester l’existence effective de réalités significatives : à tel endroit l’affrontement de plus en plus menaçant et ruineux pour tous, ailleurs la rencontre créatrice de nouvelles réalités multiculturelles.

S’ouvre donc un champ du possible à notre disposition. A nous de créer des réalités sociales de notre choix en jouant des chances comme des tensions et des conflits. Un champ du possible qui est bien autre chose que la caricature qu’en tracent nos médias et nos hommes politiques. Le sombre tunnel de la crise, de la possession et de la consommation, de l’abêtissement, de l’ennui et de la dépression n’est pas la seule fin possible de la dégénérescence de notre « civilisation supérieure ».

Ce qui vit encore en nous de culture véritable nous dispose à rencontrer les richesses culturelles ignorées ou même niées et écrasées jusqu’ici et que bien des étrangers amènent jusqu’à nous, des richesses que nous n’avons pas encore songé à piller peut-être parce qu’elles nous sont offertes.

Jean-Pierre Pasleau