A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Les unes sont gaies, les autres chantent (1990)

Il n’y a pas que les enfants qui bavardent en classe. Les cours de français pour adultes sont aussi des moments privilégiés où les femmes arabes, échappent à la solitude, échangent leurs problèmes.
Il suffit d’écouter…

 Ça va Fatima ?
 Ça va, Cécile, ça va…
Et Fatima sourit, la tête penchée, et c’est un sourire très triste et très doux qui lui étire un peu les lèvres, lui plisse un peu les yeux, et puis s’efface, petite ride sur la mer.
Si Fatima est triste, c’est à cause d’un homme, quoi d’autre ? son mari.
 Ah pourquoi, je l’ai épousé ce Berbère ? s’est-elle exclamé un jour. Peut-être parce qu’il a des yeux caressants et qu’il sait dire de jolies phrases.
Quand elle entre dans une pièce quand elle marche dans la rue, Fatima ressemble a un navire dont elle serait à la fois la coque, la voilure et le capitaine, et, dans son sillage, titube toujours un des nombreux moussaillons qu’elle a enfanté, accroché à sa jupe. Si aujourd’hui elle est triste, si son rire de petite fille n’a pas interrompu la leçon, c’est parce que le Berbère a fait des siennes et qu’en y pensant, Fatima est traversée tour à tour par la colère, la tristesse et la honte.
Au cours d’un de ces innombrables séjours qu’il fait au Maroc sans sa femme (c’est pour ma santé, Madame, le Docteur il a dit : seulement le soleil il peut vous guérir), il a rencontré une femme qui lui a plu, et comme la loi coranique l’y autorise, il l’a épousée.
Et maintenant elle va accoucher (et où on est mieux soigné qu’en Belgique ? Nulle part n’est-ce pas Madame).
Mais voilà, cette fois, Fatima veut dire non. Non à une deuxième femme chez elle. Non à ce bébé de la honte. Non à ce mari aux yeux caressants. Non à cette loi des hommes qui nie le désir des femmes. Mais comment fait-on pour dire non, quand on n’a jamais appris ? Fatima en parle à Malika, qui forte de sa beauté et de sa jeunesse a fui, son bébé sous le bras, un mari qui la battait, et a regagné difficilement la Belgique et le droit d’y nettoyer des bureaux.
Aujourd’hui, elle repousse résolument en riant aux éclats les soupirants et les marieuses trop pressés de faire son bonheur.
 Une jeune femme qui reste seule, ce n’est pas normal n’est-ce pas Madame ?

Pendant ce temps, Zora est arrivée et s’est assise sans enlever l’imperméable beige qu’elle porte en toute saisons. Elle met ses lunettes car on lui a dit que jamais elle arriverait à lire sans lunettes. Mais voilà deux ans qu’elle suit assidûment quoique sans résultat les cours d’alphabétisation et elle se demande si un jour elle saura lire, avec ou sans ces verres coûteux qu’elle tremble de perdre et que bizarrement, elle n’emmène pas quand il pleut.
En effet, la lecture reste pour Zora une activité pleine de mystère et son cerveau se refuse à héberger ces signes comme son ventre, il y a des années s’est refusé à héberger un enfant.
Ayant failli à son rôle d’épouse, Zora fut répudiée et la honte la fit fuir jusqu’à Bruxelles où elle est entrée en service et y est restée 16 ans jusqu’à la mort de ses patrons.
De figurer sur le faire-part de la patronne (« et Zora, sa fidèle servante ») est pour elle un grand motif de fierté qui lui a donné l’envie d’apprendre à lire. Un jour, Zora m’a parlé de son enfance ; de ses parents qu’elle n’a pas connus, de la sœur aînée qui l’a enlevée mais qui a oublié de l’envoyer à l’école, du mariage arrangé par son frère le jour de ces 14 ans avec un arabe vivant à Paris et de sa vie, dans la ville-lumière, enfermée toute la journée dans une cuisine-cave par un mari jaloux, en compagnie d’un canari, en cage comme elle. Tout cette solitude a fait germer en elle une grande indépendance. Elle n’aime ni les potins de femmes, ni les credo de la religion.
Jamais elle ne cache d’un foulard ses boucles serrées rougies par le henné, et quand elle marche dans les rues de Bruxelles, vêtue de son éternel imperméable beige, elle se confond avec les femmes belges ; mais quand un enfant passe à sa portée, sa main se tend d’elle-même vers lui, dans une caresse à peine ébauchée.
En ce moment elle écoute avec attention la conversation en cours, puis hoche la tête, met gravement ses lunettes et ouvre son cahier où elle a tracé 100 fois la seule chose qu’elle sache écrire : son nom.

L’une après l’autre, d’autres femmes arrivent, se saluent, échangent quelques mots gutturaux et sourient, sourient, sourient, …
Peu-être est-ce la brèche qu’a ouverte en moi la tristesse de Fatima mais je ressens à présent, chacun de ces sourires comme la cicatrice d’une blessure. Et je pense à ces hommes dont elle parle à mi-voix, proches et lointains compagnons d’exil, auxquels on a dit tout petits qu’ils avaient le pouvoir alors que peut-être ils rêvaient de tendresse et qui n’ont bien souvent pas d’autre espace où l’exercer que le foyer conjugal.

Et voilà Jamila l’Algérienne qui nous a un jour raconté en riant l’avortement décidé par son mari sans la consulter, le bébé si petit, si petit qu’elle a demandé au médecin de voir, et toutes les larmes qu’elle a versées.

Et la petite Sana, ni grosse ni belle, abandonnée avec un bébé, dix mois après son mariage, qui nous a demandé un jour en écarquillant ses yeux d’enfants si ça arrivait parfois pour de vrai qu’un homme dise à une femme je t’aime, « comme à la télévision » ? Et toutes les autres, toutes celles pour lesquelles les mots de fête, de mariage, de naissance et de ramadan évoquent avant tout, des réveils à l’aube et des journées très longues dans l’odeur du savon noir, de la cannelle et du pain chaud.
Car la maison est leur royaume, leur a-t-on dit, même si par maison il faut entendre un appartement humide au cinquième étage sans ascenseur et si le royaume en question est souvent déserté par ceux-là même qui le glorifient avec le plus d’enthousiasme.
Alors, les pieds dans le vingtième siècle, la tête ailleurs, les femmes chantent.
Pour ne pas pleurer.

Cécile ROLIN