A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Perspectives d’avenir (1984)

Les Débats de ce soir et de demain sur l’immigration en Belgique et en Europe doivent constituer un temps de réflexion, permettre de faire le point et de dégager des perspectives d’avenir qui ne concernent pas seulement les travailleurs immigrés et leurs familles mais en fait la société belge dans son ensemble.

Qualificatif

Le recours à l’immigration est suspendu depuis 10 ans et nous constatons en Belgique comme dans les pays limitrophes que les travailleurs immigrés et leurs familles sont restés chez nous ; ils occupent une place structurelle sur le marché du travail de même que la présence de la population immigrée demeure indispensable pour des raisons démographiques.

De nombreuses études mettent clairement en évidence la tendance à l’établissement définitif de cette population immigrée et ce qualificatif immigré ne convient déjà plus pour les immigrations anciennes en Wallonie et au Limbourg par exemple.
Toute politique responsable doit partir de cette réalité à savoir que la population « étrangère », appelée chez nous pendant les 30 années de croissance qui ont suivi la dernière guerre mondiale, que cette population restera en Belgique et que le droit au séjour doit lui être définitivement reconnu.
La politique qu’il convient donc de mener, est une politique d’intégration. Par politique d’intégration nous entendons une politique d’émancipation, de participation dans le respect des différences.
Cette intégration suppose des efforts d’adaptation, de dialogue et de tolérance aussi bien de la population immigrée que de la population belge.
Lorsqu’un joueur de football s’intègre dans une nouvelle équipe, c’est toute l’équipe qui adapte son jeu.

Sécurité de séjour, de travail

Nous avons tenu l’année dernière un comité national pour définir la politique d’intégration que nous voulons promouvoir et pour dégager concrètement les points d’appui d’une telle politique.
C’est la sécurité de séjour sans laquelle aucun projet d’intégration ne peut se développer ni même prendre naissance, d’où notre opposition au projet de loi du gouvernement.
C’est le droit au travail et à la promotion professionnelle et sociale.
La première génération des travailleurs migrants a été et reste marginalisée au plan culturel et politique mais elle est ou elle a été intégrée au plan professionnel, l’exercice d’un travail étant la raison même de sa venue dans notre pays.
Il n’en va pas de même pour les jeunes immigrés, ceux que l’on appelle communément « la seconde génération », ces jeunes cumulent en fait une marginalisation culturelle et politique avec une exclusion du marché du travail.
Leur accès à l’emploi est particulièrement difficile ; leur taux de chômage est sensiblement plus élevé que celui des jeunes Belges : 16,3% pour les jeunes immigrés contrer 9,2% pour les jeunes Belges.
Ce taux de chômage très élevé peut s’expliquer partiellement par le manque de qualification professionnelle des jeunes immigrés.
Les jeunes immigrés connaissent une scolarité très difficile ; leur taux d’échec scolaire est très élevé mais pas tellement éloigné de celui que rencontrent les jeunes Belges des milieux populaires. Les jeunes immigrés confirment en quelque sorte le problème de l’école inégalitaire pour tous les jeunes de la classe ouvrière.
Si des initiatives sont indispensables en matière d’enseignement, la question fondamentale demeure : quelles formations pour quels emplois ?

Ce qui précède marque les limites d’une politique d’intégration qui ne s’attacherait qu’aux aspects culturels et politiques.
Le droit au travail et à la promotion professionnelle et sociale constitue un facteur déterminant pour l’insertion sociale des immigrés et tout spécialement pour les jeunes qui appartiennent désormais à la communauté belge ; nés ici pour la plupart, ils n’ont d’autre avenir qu’en Belgique.
La situation des jeunes immigrés renforce la nécessité pour eux comme pour l’ensemble des travailleurs sans emploi d’une nouvelle répartition du travail et des revenus disponibles, d’une réelle politique industrielle.

Conventions chômage

Des revendications spécifiques existent cependant ; elles visent à supprimer les discriminations en matière d’accès à l’emploi (accès à la fonction publique) et de droit aux allocations de chômage ou d’indemnité d’attente.
La réglementation chômage actuelle permet, à certaines conditions, aux jeunes qui terminent leurs études ou un apprentissage, de bénéficier d’allocations de chômage (s’ils sont « chefs de ménage ») ou d’indemnités d’attente (s’ils vivent isolés ou avec d’autres personnes disposants de revenus) (article 124).
Ce régime est en principe réservé aux jeunes Belges. Les jeunes de nationalité étrangère n’y ont accès que dans les limites d’une convention internationale.
De telles conventions existent dans le cadre d’unions plus globales, spécialement dans le cadre des communautés européennes, ainsi que pour les réfugiés politiques et les apatrides.
Il existe également des accords bilatéraux, négociés avec la plupart des pays d’émigration. Ces accords sont en général fondés sur une idée de réciprocité, c’est-à-dire que les avantages accordés en Belgique aux ressortissants du pays concernés sont également accordés aux Belges dans les pays concernés.
Des jeunes immigrés sont exclus du bénéfice de l’article 124 parce qu’il n’existe pas un accord de réciprocité avec leur pays d’origine. C’est le cas en particulier pour les jeunes Marocains et Algériens ou Polonais.

Il faut abandonner cette logique d’échanges internationaux, pour lui substituer une logique d’intégration. Les jeunes immigrés doivent être mis sur le même pied que les jeunes Belges ou, à titre minimum, que les jeunes ressortissants des pays de la C.E.E.
Nous introduisons actuellement une série de recours contre la décision de l’ONEM refusant le bénéfice de l’article 124 pour absence d’accords de réciprocité afin de créer une jurisprudence à partir d’un arrêt favorable de la Cour du Travail de Bruxelles.
Je ne vais pas passer en revue l’ensemble des points repris dans notre programme relatif à la politique d’intégration parmi lesquels il y a les droits politiques au niveau communal que nous considérons moins comme un objectif en soi que comme un moyen favorisant l’intéressement des immigrés à la vie communautaire, ce qui contribue à faciliter leur intégration.
Le sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil peut, entre autre être renforcé par le droit de vote. Le droit de vote ne peut, dès lors, être considéré comme l’aboutissement d’un processus d’insertion sociale, mais, bien davantage comme un instrument, un appel à l’intéressement et à la co-responsabilité.

Et le mouvement syndical ?

Certains diront que les syndicalistes parlent à leur aise de droits politiques, d’intégration, de droit à la différence mais que, tout compte fait, l’intégration des travailleurs immigrés dans le mouvement syndical est similaire à celle qui s’opère dans la société.
Le degré d’intégration dans le mouvement syndical serait fonction du degré d’intégration dans le pays et ne serait finalement que le reflet d’un processus qui se déroulerait ailleurs.
Il existe en effet une similitude apparente mais la réalité est plus complexe, elle est dynamique et il existe des interactions entre l’intégration des travailleurs migrants dans le mouvement syndical et leur intégration dans la société.
Le syndicalisme est aussi un moyen pour promouvoir la participation des immigrés dans toutes les sphères de la société.
A titre d’exemple et ceci n’est certainement pas limitatif, la politique menée depuis 20 ans par les pouvoirs publics au Limbourg en matière d’enseignement bi-culturel et pluriculturel en matière de logement, accès aux logements sociaux, répartition géographique des communautés, etc.…., cette politique est due en grande partie au degré d’intégration des travailleurs migrants dans l’organisation syndicale, celle-ci a été et est toujours à la base de cette politique positive d’intégration qu’il faudrait pouvoir amplifier.

Il me paraît donc utile, dans le cadre de notre débat, d’esquisser sommairement la perspective dans laquelle la C.S.C. organise et entend promouvoir l’intégration et la participation des immigrés dans le mouvement syndical.
Ce qui se fait, ce qui est possible, ce qui peut paraître pertinent dans le mouvement ouvrier ne peut être transposé, projeté comme tel dans d’autres domaines d’activités mais la connaissance de ce qui se fait dans le mouvement syndical peut contribuer à la réflexion, étant entendu qu’il n’existe pas de réponse unique ou définitive pour réaliser ce processus d’intégration qui est un phénomène très complexe.
L’objectif de la C.S.C., c’est de promouvoir la présence des militants immigrés dans toutes les instances du mouvement syndical de telle manière qu’ils puissent à la fois participer pleinement à la vie et aux luttes du mouvement syndical mais aussi, et c’est très important, faire porter par celui-ci les revendications spécifiques aux travailleurs migrants.

Deux pôles

Il ne suffit pas de s’assurer que des militants et délégués immigrés siègent dans les instances, il faut en plus leur donner les moyens de s’exprimer également au nom des travailleurs immigrés qui connaissent des problèmes spécifiques.
On ne peut pas traiter sur un pied d’égalité des travailleurs qui se trouvent dans des situations différentes car cela reviendrait à nier ces différences.
Nous avons mis en place dès 1947 une animation spécifique pour les travailleurs migrants avec pour objectifs de permettre aux travailleurs immigrés de s’exprimer comme tels, d’être chez eux dans le syndicat, de pouvoir se réunir entre les membres d’une même nationalité.
L’animation spécifique a été et est encore pour certaines nationalités un premier lieu d’accueil et un tremplin vers l’insertion et la prise de responsabilités dans les diverses instances syndicales. Mais c’est aussi un lieu qui permet aux travailleurs immigrés de révéler tous les problèmes auxquels ils sont confrontés et en particulier de formuler les revendications qui peuvent être relayées ensuite par les militants et délégués immigrés qui siègent dans les instances de décisions.
Il faut donc une articulation entre l’animation spécifique et les instances de décisions du mouvement syndical. Ces deux pôles sont nécessaires et indissociables.
Une animation spécifique sans relais dans le mouvement syndical conduit à la marginalisation, et une intégration dans les structures syndicales, qui n’est pas appuyée par une animation spécifique, est synonyme d’assimilation.
Cette animation spécifique telle qu’elle se développe depuis plus de 35 ans à la C.S.C. est en fait hétérogène et sujette à des tensions mais ces tensions il faut les accepter, elles sont nécessaires et bénéfiques pour le mouvement syndical et pour le développement du processus d’intégration. Les immigrés constituent un groupe très hétérogène ; leur degré d’intégration est variable selon la durée de leur séjour, les différences culturelles, leur concentration dans de grandes entreprises.
La qualité d’immigré s’ajoute à d’autres caractéristiques : homme, femme, jeune, chômeur, etc.
La qualité d’immigré se perd et c’est heureux même si on constate l’affirmation des identités culturelles et religieuses, à travers les générations.
L’animation spécifique des immigrés et surtout leur présence dans les instances, leur participation à d’autres groupes spécifiques comme les jeunes, les femmes constituent un enrichissement pour le mouvement syndical. Ils posent les problèmes de la préservation de l’identité culturelle et religieuse, les enjeux syndicaux par rapport aux pays d’origine, la dimension internationale du syndicalisme bien qu’il faille chaque fois veiller à ce que l’élargissement du travail syndical ne conduise pas en fait à substituer le culturel au syndical ou que l’intérêt aux problèmes du pays d’origine ne démobilise ou divise par rapport aux enjeux ici en Belgique.

Affirmation d’identité

Ce qui nous paraît en tout cas révélateur après 35 ans d’expérience c’est que lorsqu’on permet aux personnes d’exprimer leur identité, l’assimilation pure et simple n’existe pratiquement pas.
Il y a des phases pendant lesquelles on croit qu’il y a assimilation, je pense aux Italiens, Polonais et puis on constate, comme par un retour de balancier, une réaffirmation de l’identité italienne ou polonaise bien qu’elle ne soit plus celle de la première génération. Cette affirmation d’identité est parfaitement compatible avec leur insertion, c’est d’ailleurs cette insertion réussie qui permet la mise en évidence de leur identité propre.

Dans le mouvement syndical, ce sont les jeunes Italiens et Espagnols par exemple qui sont spécialement intéressés à des échanges et des collaborations avec les syndicats du pays d’origine de leurs parents. Les Polonais organisent très activement la solidarité avec la Pologne, avec Solidarnosc mais en même temps ils sont porteurs de projets de solidarité et d’entraide pour les syndicalistes d’Afrique ou d’Amérique Latine.
Je voudrais terminer en soulignant le fait que le processus d’intégration est un processus très lent, sa vitesse comme ses modalités sont différentes selon les nationalités, les cultures et le contexte socio-économique dans lequel il s’opère.
Nous comptons à la C.S.C. un grand nombre d’employés, de délégués et de permanents italiens ou d’origine italienne et tout porte à croire que le même phénomène se reproduira avec les communautés établies plus récemment dans notre pays.

Aujourd’hui la crise entraîne des ruptures de solidarité sociale qui atteignent aussi les travailleurs.
Face à la xénophobie et au racisme qui se développent et qui non seulement compromettent l’intégration mais menacent aussi notre régime démocratique, nous devons nous organiser pour une lutte solidaire et de longue haleine réunissant toutes les forces démocratiques de ce pays.

A cet égard l’existence d’une coordination nationale contre la violation des droits des immigrés constitue un instrument précieux.

Georges Bristrot
Propagandiste National à la C.S.C.