A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Portrait de groupe, avec ton gosse au milieu (1988)

« Laisse tes chansons à la porte... »
« Mais elles vont avoir froid ».
Brève altercation entre un professeur et une élève marocaine : elle chantait en arabe dans le couloir, juste avant de rentrer en classe. Petite phrase révélatrice de ce qui peut se passer dans des écoles à forte proportion de jeunes issus de l’immigration, dans « les écoles à problèmes » comme on dit.

Quels problèmes ?

Quels problèmes ? La baisse de niveau, l’échec, les comportements peu disciplinés ou violents..., des traits qui existaient déjà auparavant mais se voilaient plus facilement parce qu’ils ne prenaient pas trop d’ampleur.
Or l’école est plus secouée par les enfants de l’immigration qu’elle ne l’a été avec les gosses des milieux populaires belges.
Ces « immigrés-là », on les a mieux ignorés. Ils échouaient parce que « les études, ce n’était pas fait pour eux », à cause « des handicaps socio-culturels », parce qu’ « ils n’avaient pas la tête ». Où alors, ils restaient à l’école en niant leur identité.
Voir qu’il existe des cultures différentes, surajoutées à des origines sociales différentes, construire des apprentissages à partir de ces richesses, l’école n’y a jamais vraiment travaillé : dans l’institution scolaire, majoritairement, il y a toujours eu ceux qui poursuivaient des études, et ceux qui iraient travailler à 14-15 ans parce qu’« ils étaient faits pour ça ». Pour l’Institution, il n’y a donc pas eu trop de problèmes jusqu’il y a 15 ans : elle pouvait fonctionner à l’aise, en triant. L’emploi suivait aussi. Actuellement le tri continue, mais les proportions posent questions : « la démocratisation » de l’enseignement a fait entrer plus de jeunes dans le secondaire et pour plus longtemps.

Catalyseurs

Avec l’arrivée des enfants de l’immigration, cette boursouflure est devenue encore plus visible et plus criante surtout s’ils constituent 70, 80, 90% de la population de certaines écoles : le pourcentage d’échecs, les différences culturelles, la perte d’identité... tous ces facteurs disloquent plus fortement la tendance uniformisatrice que prétend aussi rencontrer l’enseignement.
Pourtant ces enfants-là ne sont pas spécialement ceux qui remplissent l’école de problèmes : ils sont plutôt des catalyseurs. Ils apportent force, couleur et douleurs à des interrogations plus fondamentales, plus essentielles parce qu’universelles : quels savoirs, quelles méthodes, quels moyens ? Bref, quelle école ? Pour quelle société ? Tous les enseignants ne se posent évidement pas ce genre de questions.

Mais les plus ouverts d’entre eux répondent à ce genre de questionnement, le concrétisent en construisant du neuf à partir de la vie des jeunes issus des milieux populaires immigrés ou belges à partir de leurs manières d’aborder l’apprentissage, de leurs valeurs, nourris et soutenus en cela par les mouvements pédagogiques. De toute cette inventivité, des expériences riches et pleines ont déjà pointé ici et là -pratiques interculturelles, liens « école-quartier-vie professionnelle »,... -mais elles sont minoritaires, dépendent d’individualités, ne sont pas réellement structurées, coordonnées, reconnues, promues par les structures éducatives officielles.

Ecoles faciles

Chez ceux-là qui créent du neuf à la force du poignet, une inquiétude toutefois se fait jour : ne sont-ils pas occupés à marginaliser certains jeunes dans certains types d’écoles ? On entend parler plus souvent d’ « écoles faciles » et d’ « écoles fortes », compte tenu de la population qui les fréquente, du quota d’enfants immigrés, tant dans l’enseignement fondamental que dans le secondaire. Evidemment, si les différentes formes de pédagogie sont difficilement admises, si les différences culturelles ne sont pas prises en compte, et si on ne vit les cultures plurielles que dans « les écoles pour étrangers », le risque est grand de les laisser enfermer dans des « écoles-ghettos ».

Déjà une part de violence juvénile crie ce danger : « On n’est pas que des Marocains, des Turcs ou des Italiens ». « Les autres, ils n’étudient pas ça, ils ne travaillent pas de notre façon ». « Et pourquoi, on n’apprendrait pas le latin, nous ? »...

Même si le travail élaboré dans les écoles dites « faciles » est de qualité, il reste un modèle dominant bien intériorisé par les travailleurs de l’école et par sa clientèle, un modèle renforcé d’ailleurs par le courant idéologique actuel.

Dans le contexte de crise, la difficile ouverture à la différence, les problèmes d’ordre économique, les rejets ne font que renforcer cette ghettoïsation et nourrissent chez ces jeunes une sorte d’hostilité, peu présente il y a 5-10 ans, à l’égard des Belges dont ils sont. Un risque social grandissant ? Personne ou presque ne s’en occupe.

Scléroses

Il faut dire qu’aux différences de cultures s’ajoutent aussi d’autres aspects « plus sociaux » : on transforme souvent en problèmes d’immigrés des clameurs d’adolescents obligés de rester à l’école jusqu’à 18 ans en vue de quoi au juste ? L’attente du chômage ? Autre chose ? Et avec quel outillage ?
…
Quant à la maîtrise de la langue française (ou néerlandaise), langue des études aussi, en faire une difficulté propre aux enfants immigrés semble un peu court. La langue de l’école pose question à beaucoup d’enfants. Seuls ceux qui peuvent en trouver la traduction dans leur famille la dominent mieux, qu’ils soient d’origine belge ou non. Bien sûr, il ne serait pas juste de nier le travail spécifique à faire vis-à-vis des enfants immigrés dans ce domaine, mais de là à croire que tout ira bien si la langue est mieux maîtrisée...
A mon sens, les écoles à forte proportion d’immigrés sont donc des lieux-creusets, des espaces révélateurs si on veut bien. Ceux qui tentent, en liaison avec les mouvements culturels, sociaux et politiques, de faire le point sur les situations qui traversent ces lieux, ces espaces, de part en part, ont tôt fait d’y débusquer, désigner, cerner les nœuds, les urgences qui n’arrêtent pas de les travailler. De là, l’énoncé de revendications prioritaires : la formation continue des enseignants (à propos, entre autres, des liaisons « école-société », de lecture des cultures,...), la nécessaire prise de conscience des institutions et des pouvoirs subsidiants. Les artisans des pédagogies créatives et modernes sont attentifs aux dangers qu’il y a de s’enfoncer dans les expériences trop uniquement ponctuelles si elles ne servent pas de tremplin vers du plus construit, vers de nouveaux contenus de cours, de nouveaux fonctionnements scolaires.
En fait, la -présence des jeunes venus de l’immigration, constitue une chance inespérée de secouer les scléroses de l’Ecole, encore trop enfoncée dans les murs d’un passé révolu. Encore faut-il oser la prendre.

Noëlle DE SMET