A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Racisme et foot (1991)

des mots et des maux...

Les événements somme toute récents de Forest et Saint-Gilles ont soulevé de manière criarde le problème du racisme en Belgique. Un fléau qui touche non seulement la société mais le sport aussi, malheureusement. Le football n’échappe pas à cette règle. Témoin, l’enquête que nous avons menée au début de l’été auprès d’un quarteron de joueurs étrangers, tous salis, sans exception, d’une manière ou d’une autre. Un phénomène qui, loin d’être propre à notre pays, s’observe aussi chez nos voisins comme le révèle l’autre volet de notre étude. En 1983, Foot-Magazine avait pour la première fois focalisé son attention sur le sujet. Huit ans plus tard, une nouvelle évaluation s’imposait. Il nous reste à espérer, à présent, que plus jamais nous n’aurons à rouvrir ce pénible dossier...

Des vertes et des pas mûres

« Si les gens devaient savoir tout ce qui se dit sur un terrain, ils n’en croiraient pas leurs oreilles". Paroles de Stephen Keshi, rencontré peu avant son départ à Strasbourg. En cinq ans dans notre pays, le Nigérian en a entendu des vertes et des pas mûres. " Tout le jargon y est passé" dit-il.
"Macaque, sale nègre, bougnoul, ce fut mon lot quasi chaque semaine. Je me demande toutefois si ces propos étaient toujours fondés. En les proférant, je crois que certains adversaires visaient surtout à me décontenancer. Je me suis invariablement contenu dans ces circonstances. Sauf à une occasion. Face à Malines, en Coupe d’Europe. Au Kavé, Den Boer avait été si odieux et provocateur que j’étais tombé dans le panneau. On jouait depuis quelques minutes à peine et l’arbitre, Michel Vautrot, me priait déjà de regagner les vestiaires. C’était effroyable. Tout le monde m’en voulait. L’élimination, quinze jours plus tard, n’arrangea bien sûr nullement les choses. Chacun me montrait du doigt. A la longue, l’affaire s’est tassée. Mais un joueur ne m’a jamais pardonné ce relâchement coupable : Adrie Van Tiggelen. A partir de ce jour-là, il m’a constamment cherché noise. A ses yeux ,j’étais une nullité sur le plan tactique et Anderlecht n’obtiendrait jamais rien de bon avec moi. Passe encore qu’il m’aurait signifié tout cela entre quatre yeux, mais non, avec lui, j’étais sempiternellement livré à la vindicte publique. Il n’arrêtait pas de m’engueuler sur la pelouse, devant tout le monde, et poussait même l’audace jusqu’à applaudir quand d’aventure De Mos me remplaçait. Ce que je ne lui ai jamais pardonné, c’est de m’avoir traité à l’une ou l’autre reprises de "négro". Les autres Africains du club n’étaient d’ailleurs pas logés à une meilleure enseigne. Tandis que Charly Musonda, Nii Lamptey et moi discutions un jour dans le salon réservé aux joueurs, le Hollandais y entra pour en ressortir aussitôt sous prétexte qu’il y faisait trop sombre. C’est assez éloquent, non ? Oliveira aussi fut, à un moment donné, la cible de ses railleries. C’était à l’époque où le Brésilien faisait encore figure d’apprenti-footballeur au Sporting. Il suffisait alors qu’il fasse une mauvaise passe pour que Van Tiggelen lui dise méchamment d’aller brosser le couloir et de cirer les godasses.
Luis en a bavé, crois-moi. Mais il n’a jamais riposté. La seule fois qu’il est sorti de ses gonds, c’était contre Zetterberg à la conciergerie du club. Ce jour-là, à ce que l’on dit, les tournevis volaient »...

"En tant qu’étranger, j’étais seul"

Que ce soit à Anderlecht ou ailleurs, il est symptomatique de constater combien ceux qui sont victimes d’injures ou de remarques déplacées conservent une étonnante maîtrise de soi.
" Il m’arrive souvent de bouillir intérieurement quand j’entends tout ce qu’on me lance à la tête" précise Mohamed Lashaf. "Avec le temps, j’ai appris à me maîtriser. Les quolibets, loin de me décontenancer, me motivent même davantage. J’ai toute une communauté derrière moi. Je veux être un modèle pour ces gens-là".
A ses débuts, le Marocain paya pourtant un lourd tribut au "traitement de faveur" dont il était gratifié de semaine en semaine sur les grounds. Excédé par les remarques d’une foule hostile et le matraquage continuel perpétré sur lui, le néo-Standardman s’était vu brandir une carte rouge, jadis, à Zele, à la faveur d’un match avec son club d’alors, le Racing Jet Wavre. Imagination et rumeurs allant bon train au Pays de Waes, on raconta que l’affaire s’était terminée par une bataille au couteau. Du coup, les dirigeants de Lokeren, qui courtisaient l’ancien Anderlechtois, le laissèrent tomber. « En tant qu’étranger, j’ai bien vite compris que j’étais seul » commente Lashaf. « Pour trouver grâce aux yeux de l’assemblée, il faut être parfait sur tous les plans. A l’Antwerp, quand j’inscrivais un but ou que j’adressais une bonne passe, tout le monde trouvait cela normal. Mais il suffisait d’un seul mauvais service de ma part pour que le Vlaams Blok se retourne contre moi ».

Des problèmes relationnels, Lashaf en a quelquefois rencontrés. Au Racing Jet Wavre notamment, avec Michel Wintacq, qui ne voyait visiblement pas d’un bon oeil que son team-mate, originaire de Cuesmes, lui chicane une bonne partie de sa popularité dans le Borinage. A Anderlecht, Demol ne se privait pas non plus de le remettre de temps à autre à sa place. « A l’occasion d’un match de réserves, j’avais eu l’audace de dribbler trois hommes », se souvient Lashaf. « Ce n’était pas au goût de Demol qui m’a fait remarquer que des coups d’éclat pareils n’étaient réservés qu’à lui au Sporting ».

Une question turlupine toujours Lashaf aujourd’hui : fut-il sagement éconduit au parc Astrid parce qu’il n’avait pas les qualités requises ou bien sa nationalité a-t-elle joué un rôle aussi ? Dans son entourage, quelques-uns sont persuadés, en tout cas, qu’un Maghrébin chez les Mauves, c’était impensable. Soit. Mais pourquoi Anderlecht aurait-il alors fait massivement appel au talent de l’Afrique profonde ces dernières années ?
Sidi Airouss, président du Comité des Footballeurs Marocains de Belgique, voit quand même une différence. « Les Noirs sont synonymes de dextérité et de qualités physiques » souligne-t-il. « Chacun admet bien volontiers le génie d’un Pelé, d’un Gullit ou d’un Milla. Les Maghrébins, en revanche, sont généralement associés à des aspects moins reluisants comme la traîtrise, la fourberie ou la rapine. Pour quelle raison, je me pose la question ? A l’époque de la Guerre du Golfe, c’est nous qui avons porté le chapeau. Pourquoi ? Nous n’avions absolument rien à voir là-dedans ! »

"Retourne chez Saddam Hussein"

L’exagération, on la retrouve également dans les propos de ce serveur qui s’en prit un jour au nouveau transfuge marocain de l’Antwerp, Nourrédine Moukrim. « Je m’apprêtais à passer commande quand l’homme me traita subitement de tous les noms d’oiseau et me pria de retourner chez Saddam Hussein. Je n’ai pas insisté mais j’aurais voulu qu’il comprenne que j’avais autant d’aversion pour le personnage en question que lui-même ». La couleur de la peau fut, pour Moukrim, la cause de plus d’un tourment. « Cent fois plutôt qu’une, on m’a refusé l’entrée d’une discothèque » avoue-t-il.
« Quelquefois, la situation était vraiment cocasse. Après un match en nocturne à Wavre, Lashaf et moi avions décidé de terminer la soirée au "Borsalino", la discothèque la plus réputée du coin. L’entrée nous y fut refusée. Nous avions beau dire, témoins à l’appui, que nous étions tous deux footballeurs au Racing Jet local, rien n’y faisait. Nous étions tout simplement persona non grata. Finalement, c’est grâce à l’initiative de quelques coéquipiers belges, descendus sur les lieux, que nous avons pu rentrer. Pour ce faire, il fallut toutefois que l’un d’entre eux laisse ses papiers d’identité à l’entrée et se porte garant pour nous ».

Un "simple" Ghanéen

Keshi connut les mêmes avatars à Lokeren d’abord puis à Bruxelles. A la longue toutefois, la notoriété aidant, il finit par franchir toutes les portes.
Lamptey, son protégé, est passé par les mêmes stades. Si son visage et son nom plaident pour lui, aujourd’hui, il fut quand même un temps où il put mesurer ce que représentait le fait d’être un simple Ghanéen parmi d’autres. " C’était à mes débuts au Sporting" se rappelle-t-il. " Mes papiers n’étaient pas tout à fait en ordre, semble-t-il, et je fus prié de passer la nuit à Zaventem. Si Michel Verschueren n’était pas intervenu, on m’aurait remis le lendemain dans l’avion pour Accra, au même titre que plusieurs compatriotes".

La mésaventure de Lamptey n’est pas sans rappeler celle qui survint à Serge Kimoni voici environ deux ans. Fin 1989, le Sérésien présenta dans le train entre Bruges (où il évoluait à ce moment) et Liège (ville où sa famille est établie) un Go Pass qui n’était pas en ordre, la date n’ayant pas été mentionnée. Obligé de payer le prix plein, Kimoni refusa d’obtempérer. Alertés par le contrôleur, deux policiers montèrent sur la rame en gare de Bruxelles-Midi et débarquèrent de force le joueur. Emmené de force, celui-ci fut à ce point malmené qu’il eut tôt fait de présenter un visage tuméfié. L’agent chargé de taper la déposition se rendit compte, au moment de prendre possession des papiers d’identité du joueur, qu’il n’avait pas affaire à n’importe qui. Le comportement des représentants du service d’ordre changea dès lors du tout au tout et l’un d’entre eux proposa même de soigner l’infortuné Serge. Celui-ci déclina l’offre et déposa plainte à son tour après avoir fait constater son état par un médecin. Tout s’est finalement arrangé pour lui mais on peut franchement se demander comment cette histoire aurait tourné s’il ne s’était pas agi de Serge Kimoni, ci-devant international espoir au FC Brugeois. Apprécié par les sympathisants "bleu et noir", Kimoni, au même titre que son coéquipier sénégalais Mamadou Tew, ne s’est cependant jamais fondu à merveille dans la Venise du Nord ainsi que dans l’entourage du Club.
« En ville, j’étais considéré comme le zwarte Piet » remarque-t-il.
« Pour Mamadou, ce n’était pas drôle tous les jours non plus. Un exemple parmi d’autres ? Lassé de ne pas trouver de maison pour les siens, il fit appel à la direction pour lui dénicher un logement. Un propriétaire était flatté de pouvoir louer son habitation à un joueur brugeois mais lorsqu’il apprit que c’était pour Mamadou, il s’est subitement ravisé ».

"Si je m’étais contenté de porter toujours des jeans..."

Un autre fait divers qui est allé loin dans le chef des précités concerne une mesure d’exclusion dont ils furent victimes sous les ordres de Georges Leekens. « Au terme de la saison, le sponsor offrit un magnétoscope aux divers éléments du noyau. Les seuls à se retrouver les mains vides furent Mamadou et moi. Depuis lors, j’ai ma petite idée à propos de Leekens ».

L’ex-entraîneur des « gazelles » s’est-il arrêté à la couleur de la peau, comme semble vouloir le soutenir Kimoni ou bien faut-il voir plutôt là une mesure disciplinaire ? C’est que Mamadou et Serge n’eurent pas toujours un comportement irréprochable. Ce jugement peut sûrement être étendu aussi à Stephen Keshi dont les démêlés avec De Mos étaient sans nul doute liés davantage aux fantaisies du Nigérian sur le terrain qu’à un problème purement racial. Car s’il est vrai qu’il fut quelquefois retiré du jeu après un relâchement coupable, il est tout aussi exact que "Moustache de Fer" réserva un même traitement à ses compatriotes Van Tiggelen et Kooiman.
Mais le sculptural Stephen n’en démord pas : De Mos n’en finissait pas de lui chercher des poux. Sur le terrain comme dans la vie de tous les jours. « J’aurais encore compris que pour l’une ou l’autre raison, il n’aime pas le footballeur Keshi » souligne le néo-strasbourgeois. « Mais il ne pouvait pifer l’homme non plus ». Et Keshi d’y aller d’une confession étonnante : « II ne supportait tout simplement pas que je sois mieux habillé que lui. Sans cesse, il me demandait où j’avais acheté telle veste ou tel pantalon. Il en faisait réellement une question d’honneur. Si je m’étais contenté de porter toujours des jeans, je ne suis pas loin de penser que je serais toujours Anderlechtois aujourd’hui »…

Bruno GOVERS