A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Souvenir d’un ancien combattant (suite radio Chabab 1988)

On ne s’était pas beaucoup vus depuis trois ou quatre ans, depuis la fin de Radio Chabab (voir MRAX-Info n°34, avril 84 : « Entre basket et flics, ça boume la jeunesse » et n°47, juin 87, « le tour complet de Chabab »). Dès notre première soirée, je me souviens de l’avoir vu se démener, à l’entrée, derrière le bar, dans la grande salle sombre et bizarre du Conservatoire africain, où 400 petits mecs se retrouvaient dans les hurlements de la sono et le calme très relatif des surboums de teenagers semi-voyous, demi-machos. Quelques filles tentaient d’émerger. Un des boulots, avec K., c’était de dissuader les fiers-à-bras d’en venir aux explications pratiques. Son argumentation semblait au point. C’est que déjà, K. savait qu’il était temps pour lui d’en finir avec la vie de glandouille et de bandes qu’il avait menée jusque là. A 18 ans, à l’époque, l’avenir n’était déjà plus pour lui un vague rendez-vous, peut-être obligé.

Qu’est-ce que tu as fait, tout ce temps, depuis Radio Chabab ?

Quand nous avons dissous le groupe, je me suis un peu remis à glander. Le cœur n’y était plus. Tu te souviens, un jour je suis venu te voir à propos d’un cours du soir. J’aurais voulu continuer un genre de travail comme à Radio Chabab, organiser des concerts, des émissions de radio, travailler pour les plus jeunes.

Moi, je n’avais plus l’habitude de l’école, je l’ai jamais vraiment eue.
Alors je me suis planté, mais ce n’était pas grave, j’avais pris ma décision. Je voulais trouver un boulot et me calmer.

Comment ça s’est passé ?

On m’a proposé du nettoyage dans le métro. Je l’ai fait, c’était chiant pourtant. Je me suis dit que je pouvais faire autre chose à la STlB, et maintenant je conduis un tram. A côté de ça, j’ai gardé des activités que je voulais. Par exemple, on a fondé un groupe de musique. Le groupe n’existe plus, déjà, mais on continue de se voir et de jouer ensemble. Ce qui serait bien, ce serait de jouer dans des soirées, pour des groupes comme la radio, avant.

Quelle musique ?

C’est du rock, du funk, ce qu’on fait aujourd’hui. Mais pas de musique arabe... Je te vois venir. D’abord, ce n’est pas dans mon goût, et de toute façon j’ai commencé dans un autre contexte. Pour moi, la musique arabe rappelle la famille, le passé, tout ce qui est derrière nous.

La famille, c’était zéro

Tu ne vois plus ta famille ?

Il y a eu des histoires, quand je me suis retrouvé en taule. Ce n’était pourtant pas grand-chose. Pas un mot de mon père. Si je n’avais pas eu tes lettres et celles des autres copains, à ce moment-là... Il m’a carrément renié, pour un petit casse de bagnole. Je ne dis pas que ce n’était rien, mais si mon fils faisait une connerie, c’est justement là que je serais présent. Lui, ses jugements ne tiennent pas compte de la réalité où on vit. Et puis une de mes sœurs a eu un maximum d’ennuis, parce qu’elle sortait, qu’elle s’habillait comme elle voulait, qu’elle connaissait des garçons. Une fois, il y a eu une scène terrible avec ma mère, qui hurlait que sa fille était une putain. Ça a traîné des années.

Finalement, je n’allais plus les voir. A l’époque de Radio Chabab j’étais déjà complètement à la porte de chez eux, je bouffais des hamburgers et des frites, quand j’avais un peu de monnaie en poche. J’ai même pioncé dans les studios d’Air Libre, où on avait nos émissions (1).

Et puis j’ai rencontré un gars qui était aussi paumé que moi, sauf qu’il avait un petit appart. C’était un coup de bol, et puis non, parce qu’on n’arrêtait pas de fumer chez lui. Il y avait tout le temps 4 ou 5 mecs complètement abrutis, avec une telle fumée qu’on ne voyait pas le bout de son nez. Là-dedans, j’étais le seul à avoir au moins une ou deux idées, rapport à Radio Chabab. Tu n’imagines pas à quel point des mecs qui passent leur temps à fumer et à divaguer peuvent devenir chiants et cons. Nos réunions, les émissions, pour moi c’était comme un bain frais. Quand même je repiquais au truc, et c’est ce qui fait que tu ne me voyais plus pendant deux semaines.

Tu prenais des drogues dures ?

Ça, non. D’abord ça me foutait la trouille. On a vu tant de types devenir fous, ou même mourir. Tu te souviens, à Radio Chabab, on en a eu un presque tout de suite après la création du groupe. Amar et toi vouliez qu’on fasse une émission sur lui, pour lui. Moi je trouvais ça sinistre.
En fait, j’avais la trouille. Et puis, Amar qui est mort maintenant...
Qu’est-ce qu’on pouvait bien dire ? On savait que c’était dangereux, c’est tout. Je n’allais pas venir à la radio pour dire que j’avais peur.

Pourquoi pas ?

Je ne l’aurais pas fait, c’est tout. Aujourd’hui, je saurais quoi dire. Les trucs que vous avez dit au micro. Heureusement que je ne suis pas venu, parce qu’en vous écoutant, chez mon copain, je me suis mis à pleurer. Mais pour dire ce que vous avez dit à ce moment-là, il faut peut-être avoir été plus loin. C’est ça le problème avec la drogue, les bonnes idées, on les connaît ... Regarde Amar. Comment est-il tombé là-dedans ? C’est lui qui voulait qu’on en parle, et voilà. Mais peut-être qu’il serait tombé plus vite si on n’avait pas fait Radio Chabab. C’est après qu’il s’est mis à déconner. Je ne dis pas que c’est à cause de ça. Il avait du travail et il l’a perdu. Il ne savait plus quoi faire. C’était un crâneur, tu te souviens. Jamais il n’aurait parlé de ses problèmes, de ses angoisses. Il fallait toujours qu’il rigole, et qu’il fasse rire les autres. Alors, quand on prend des trucs, c’est encore plus dur de retrouver un boulot, de s’en sortir, mais on ne veut pas admettre qu’on est dedans jusqu’au cou. C’est ce qui est arrivé. On ne l’a plus vu. Une fois, je ne sais pas si tu te souviens, on l’a rencontré en rue. Merde, il avait fondu. On voyait bien que ça n’allait pas. Mais il a ri, encore une fois. Personne n’a rien compris. Ce qui m’a scié, c’est la rapidité avec laquelle ça s’est passé. En un an, il est mort.

La religion,on n’en voulait plus !

Tu ne crois pas que s’il s’était rangé, s’il avait continué la religion, par exemple...?

La religion, il n’en voulait plus depuis bien avant que tu le connaisses. Pour nous, la religion représentait toutes les contraintes de l’enfance. Mes parents ont toujours été religieux. Ils ont toujours fermé leur gueule. Se cacher, ne rien dire. Respecter les règles et encaisser. Finalement, ce n’ est pas le modèle. Et durs avec nous, ils n’ont jamais essayé de comprendre. Amar m’a raconté qu’un jour, au mariage de son frère, tu étais venu discuter avec son père et d’autres vieux. C’était l’époque où les flics nous faisaient durement la guerre dans le quartier (2).
Moi, j’aurais rêvé que mon père discute de ça avec quelqu’un. Mais pour lui, si j’avais des ennuis avec les flics, c’est que j’avais fait quelque chose. Il ne m’aurait jamais défendu. Il avait honte. Et pour finir, j’en ai eu de vrais, des ennuis. En prison, il ne m’a pas envoyé une cigarette. Il ne s’est pas occupé de l’avocat. C’est toi qui a dû en trouver un. Ce n’est pas normal. C’est à cause de la religion, enfin, de sa religion, de ce qu’il croit que c’est. Je ne crois pas que ma mère ait été heureuse. Je ne voudrais pas que ma femme vive comme elle. Ni que mes enfants fassent ce que j’ai fait.

Tu les enverras au cours de religion ?

Je les laisserai choisir, plus tard. J’aimerais qu’ils apprennent l’arabe, ça oui. Mais pas dans un cours musulman, comme j’en ai connu. Et je voudrais qu’ils aient une formation, qu’ils travaillent à l’école. Il faut rester fier de ce qu’on est. Je connais des familles arabes qui ne veulent pas mettre leurs enfants dans certaines écoles, parce qu’il y a trop « d’étrangers », qu’elles ont mauvaise réputation. Ils sont fous, ils vont enseigner la honte de soi à leurs enfants. Mes parents ne m’ont pas aidé à l’école. D’accord, ils ne savaient pas. Mais aussi, je crois qu’ils s’en foutaient. Ils auraient pu m’envoyer dans une école de devoirs, je ne sais pas. J’avais un dossier au PMS, mais ils n’ont jamais voulu rencontrer les gens du PMS. Il fallait rentrer tout de suite et passer des heures à la religion pour se faire taper dessus et apprendre des trucs qui ne servent à rien.

Ça ne sert à rien d’apprendre à ne pas voler, à ne pas se droguer, etc... ?

Pas comme ça. Ce qu’il faut, c’est avoir des occasions de réfléchir, et de faire de bonnes choses dans la vie. Comme à Radio Chabab, mais plus, avec du travail, de quoi gagner sa vie. C’est la même chose pour les filles. On a eu des mecs qui déconnaient avec les filles. Mais ce qu’on apprend sur les femmes, c’est une catastrophe. Quand il y a eu ces histoires, tout le monde a gueulé. Et encore, si tu n’avais pas engueulé tout le monde, on aurait peut-être laissé passer discrètement. Certains en rigolaient, ils faisaient des plaisanteries. Il a fallu leur rentrer dedans durement pour qu’ils réalisent. C’était la première fois qu’on leur parlait des femmes autrement que comme des saintes ou des putains. On a aussi appris à réfléchir avant d’agir. A comprendre ce qui se passe autour de nous. Pourquoi untel est raciste, pourquoi les flics nous pourchassent, etc. Je me souviens, quand l’UDRT a organisé son meeting contre nous (3). On vous a vus vous amener, avec Youssef et Amar, place de la Tulipe : « amenez-vous, il faut aller emmerder les racistes ».

Alors il y a eu les grandes gueules, qui se sont mis à trouiller, et puis les autres, qui voulaient en découdre avec les poings. Il a fallu expliquer que le courage, c’était de manifester tranquillement, en riant même. En une demi-heure, on était trente, avec des panneaux fabriqués par Geneviève, la copine du FDI (4). Les filles, la délinquance, la drogue ou les flics, tout ce qui se passait, on en parlait entre nous. C’est ça qui était bien, parce qu’on ne pouvait pas le faire ailleurs.

Tu n’as plus été dans un groupe, une maison de jeunes, par la suite ?

A Ixelles, il n’y avait plus rien. Et puis, on ne répète pas deux fois la même histoire. Je me demande un peu ce qu’ils veulent, les groupes. Si c’est pour glander dans une maison de jeunes, d’accord, c’est moins chiant qu’en rue, en tout cas en hiver. Mais ça ne va pas loin. Moi, je suis content d’avoir eu la radio. On a un peu moins glandé que d’autres. Mais il aurait fallu plus. Quand tu vois le bilan... Combien qui sont passés, et quelques autres qui s’en sont sortis, comme moi, enfin peut-être.

Tu as envie de recommencer quelque chose ?

Si je le faisais, ce serait plus sérieux. J’aimerais reprendre un groupe de musique, mais plus sérieusement. Il faut arriver à s’intéresser aux vrais problèmes. Les racistes, les élections etc. Les intégristes aussi, c’est un problème. Mais comment faire ? Avec qui ? Beaucoup se posent la question, tournent en rond, se découragent. Tant que les autorités belges n’auront pas en face d’elles des gens capables de représenter les jeunes, et de parler, on fera n’importe quoi. Je ne rentrerais plus dans un groupe, un petit groupe. Nous, à Radio Chabab, on essayait de rencontrer les autres, pour discuter, s’informer, s’entraider. Mais c’était chacun dans son petit coin.

Il faut casser l’esprit de bande

Souviens-toi de ce qui s’est passé à la Commission française (5). Pendant un an, on a papoté, palabré. Alors que l’argent était là. Rien n’est sorti. Tout le monde avait trop peur de se mouiller. Quand on prenait la peine de venir aux réunions. Est-ce que ceux-là ne sont pas manipulés par l’ambassade, et ceux-là par la gauche, et ceux-là c’est des drogués...

A part l’AJM (6), personne n’a voulu essayer de sortir de sa coquille et de travailler ensemble. Chacun est dans son quartier et prétend représenter toute la deuxième génération, les autres sont des arnaqueurs ou des vendus. Pourtant, quand vous avez manifesté, le 1er Mai, avec une banderole « Touche pas à mon pote », et quand il y a eu l’affiche (7), ça a été la preuve qu’on peut y arriver et obtenir des résultats. Les autres groupes aussi ont des initiatives géniales, mais tout seuls, et on n’a jamais assez de moyens et de force pour obtenir vraiment quelque chose.
Rien que dans un petit groupe comme Radio Chabab, il y avait déjà des histoires de bandes, de rivalités. Heureusement qu’on n’a pas laissé faire, mais des jeunes n’ont pas compris à quoi servaient toutes ces discussions. Moi, ça m’a toujours rendu malade, déjà avant. Qu’est-ce que je sais faire ? Manifester, on a appris. Parler dans une réunion ou devant un micro, et c’était dur.
Ça ne va pas loin. Il faut réfléchir, essayer de casser l’isolement de chacun dans son coin, casser l’esprit de bande.

Propos recueillis par Serge NOËL.

A SUIVRE
« Apprendre à vivre ensemble » comprend encore d’autres histoires,
d’autres portraits. Mais ceux-là, nous vous les réservons pour le prochain numéro :
entre autres, l’histoire de Mimoun, une interview de Abdellah AI Ahdal,
Imam directeur du Centre Islamique de Belgique,
une esquisse de l’histoire d’Avicenne et de son quartier,
sur lequel le Conseil des Jeunes d’Avicenne effectue actuellement un travail...
MRAX-Info
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(1) Dès sa naissance, Radio Chabab diffusait ses émissions sur les ondes de Radio Air Libre, dont des animateurs avaient formé quelques jeunes à la technique radio. C’était dans les locaux de la place Fernand Cocq. Beaucoup de gens assistaient aux émissions, et des problèmes sont apparus. C’est à partir de là que l’idée d’un local à soi s’est formée. Radio Chabab s’associait alors aux Radios z’alternatives pour louer une maison rue du Prince Royal, au rez-de-chaussée de laquelle un local était installé.

(2) La police d’Ixelles avait organisé une « opération coup de poing » pendant plusieurs semaines, arrêtant, contrôlant les jeunes qui traînaient dans les rues du quartier situé entre la place Fernand Cocq et la Porte de Namur. Des contacts pris avec le commissaire principal ont contribué à calmer la situation petit à petit.

(3) L’UDRT avait organisé à la salle SARUB, rue de Stassart, un meeting pour dénoncer « l’immigration excessive ». Des jeunes du quartier, à l’initiative de Radio Chabab, sont venus manifester et distribuer des tracts à l’entrée de la salle.

(4) Front démocratique Ixellois. Ce rassemblement de la gauche ixelloise a souvent organisé des activités et des fêtes en collaboration avec Radio Chabab.

(5) La Commission française de la culture de l’Agglomération avait organisé pendant un an des réunions avec des représentants de diverses organisations de jeunes immigrés ou belgo-immigrés d’origine marocaine, turque, italienne, espagnole, grecque, dans la perspective de lancer un journal de la jeunesse pluriculturel à Bruxelles. Malheureusement, ces discussions n’ont pas abouti et la Commission a laissé tomber le projet.

(6) L’Association des Jeunes Marocains, située à Molenbeek, a réalisé plusieurs projets en collaboration avec Radio Chabab : des affiches, des soirées, un journal occasionnel, etc.

(7) Au cours de la conférence de presse qui présentait SOS Racisme-Flandre, Radio Chabab et l’AJM présentèrent une affiche, tirée à 16.000 exemplaires, qui évoquait un sondage réalisé à Bruxelles, notamment au sujet du racisme. Cette affiche, amplement diffusée, a joui d’un large écho dans la presse et l’opinion publique.