A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Femmes et famille

MRAX-COIFE contre l’interdiction du foulard à l’école (2004)

Un professeur bien particulier sévit à Fontaine l’Evêque : c’est un fasciste, et fier de l’être. Il publie un petit journal : l’HAMIATI (intérêt du citoyen) et est affilié à la Ligue Civique belge, organisation « apolitique » qui a des idées politiques fort précises. La ligue civique s’en prend aux travailleurs immigrés, responsables, comme il se doit, du chômage, et de tous nos maux.
Pour exemple, un extrait de l’HAMIATI’ N°7 de janvier 1979 : « Aux fanatiques fontainois de l’Enrico. Comme leur idole, ils devraient consulter les textes.
Dans la chanson « Les Etrangers », E. Macias chantent : « Ils construisent des maisons qu’ils n’habitent jamais ». Ils découvriraient que les Maghrébins qui fournissent 6,6% des travailleurs du bâtiment se voient attribuer 13% des logements HLM et 20% des aides à l’habitat. Il a l’air malin, Macias, avec sa chanson. Vu de là, Enrico, c’est pas des problèmes pour toi, ça ! ».

Plus loin, on explique comment l’ immigration intensive provoque le chômage et la crise, et évidemment on exige un réferendum sur l’expulsion des travailleurs immigrés. Ce rédempteur, a la tête de prophète charismatique (il publie sa photo à côté de l’intitulé du journal) est un prof de mécanique qui a dans sa classe un bon nombre d’élèves immigrés. Pendant les cours, il ne cesse de les culpabiliser, il a même fait mettre des croix sur leur cahier pour les distinguer des autres. Partisan d’un régime fort en Belgique, il le fait déjà régner dans sa classe. Ses exactions restent impunies. A part quelques réactions isolées, les professeurs sont passifs (au nom du respect de la liberté d’expression) et le préfet n’ose agir alors que, manifestement, cet enseignant est dans la plus complète illégalité : il est déjà allé jusqu’à faire agrafer son journal, en classe, par les élèves... Abusant de son pouvoir de professeur, il terrorise, en classe, les élèves. 3 ou 4 d’entre eux ont déjà quitté l’établissement, dégoûtés par les vexations.

Le racisme et la xénophobie gagnent du terrain en Belgique (depuis les dernières élections, les gens d’extrême droite ont deux sièges au Parlement (1 Vlaamse Blok, l’autre UDRT). La crise économique, politique, celle des institutions, et le cortège de gouvernements démissionnaires font renaître des aspirations au régime fort, musclé, autoritaire. Ces opinions se répandent dans les masses, les partis institués, les syndicats et par la grande presse.

Le journal le plus lu à Charleroi est « La Nouvelle Gazette », de tendance libérale. Régulièrement, le journal rend compte de procès où sont impliqués des immigrés, en insistant lourdement sur leur nationalité. Dans leurs commentaires internationaux, le racisme est latent aussi. Sur l’Iran, dans la « Nouvelle Gazette » du 25 janvier 1979, p.2, un journaliste écrit : « La corruption ? Elle est insolite dans les mœurs iraniennes (et asiatiques) en général. Bien sûr, le Jaune est corrompu, l’Arabe cruel, le Noir... » etc.

De tels schémas crétinisants, rabâchés quotidiennement, à petites doses, ont un effet indéniable sur le lecteur. Ce racisme là, quotidien, ordinaire, a droit de cité dans les médias, et vient à l’aide des pitreries ridicules du professeur de Fontaine l’Evêque, et prépare des lendemains troubles....

(transmis par un abonné de la région de Charleroi)

Jeunes Marocaines, fugue et action de la porte rouge (1986)

Les grands thèmes de la problématique de la vie familiale des jeunes filles maghrébines commencent à être bien connus : la confrontation des cultures, la "tentation" de la culture occidentale, le manque de liberté des jeunes filles, la place de la femme dans l’Islam.
C’est au départ de mon expérience au sein de la Porte Rouge, centre d’accueil et d’hébergement pour jeunes en crise que je parlerai de ce problème et plus particulièrement des causes et des conséquences des fugues. La Porte Rouge (voir également Mrax-Info n°42 de mars 86) héberge différents types de jeunes. Les enfants d’immigrés arabes représentaient en 1985, 34% de sa population. Ce pourcentage s’est élevé pour le premier semestre 1986 à 64% ; 40% des filles, comme des garçons étaient enfants d’immigrés maghrébins.

Adolescence et contraintes

Dès les premiers signes de puberté, la famille adopte une attitude beaucoup plus restrictive à l’égard des filles : restrictions voire interdictions des sorties, surveillance serrée des relations amicales (les jeunes filles sont toujours accompagnées d’un frère ou d’une sœur), conflits à propos de l’habillement, de la pratique religieuse qui semble se radicaliser de plus en plus en réaction aux menaces d’éclatement de la communauté en diaspora et à la xénophobie. Les conditions de vie deviennent ainsi de plus en plus insupportables. Espionnée, suivie, parfois battue, surtout lors de ses quelques tentatives pour se libérer des contraintes - qu’elle vit comme en totale contradiction avec la vie qu’elle mène à l’école et un peu dans le rue -, la jeune fille commence à vivre douloureusement ce déchirement.

En effet la confrontation avec la culture occidentale fait fortement pencher la fille marocaine vers notre culture qui semble pouvoir lui offrir tout ce à quoi elle aspire (liberté de sorties, habillement, pas de contraintes religieuses, un minimum de dialogue avec les parents).
Et plus elle s’affirme dans son corps et sa personnalité, plus elle tente de devenir elle-même en tant que jeune femme, plus les parents sont désaxés par ces comportements et réagissent par la contrainte. Dans certains cas que nous rencontrons, celle-ci peut se transformer en une véritable répression avec coups et même séquestration, avec, à la clé, la menace d’un renvoi au Maroc, ce qui est vécu par les jeunes filles comme un envoi en prison : "de là, on ne sort jamais !"nous disait l’une d’elles.

Fugue

Dans ces conditions, la jeune fille tentera d’échapper à cette sphère qui l’étouffe, en même temps qu’elle la protège.
Si les tentatives d’affirmation de soi ne sont pas écoutées, voire sont sanctionnées, la contrainte peut être à ce point mal vécue qu’elle provoque une crise qui peut aboutir au rejet de la famille, se manifestant par la fugue.
La fugue est vécue comme la solution ultime que la jeune fille est acculée à choisir quand elle estime avoir tout tenté sans résultat.
Elle comporte ainsi un espace de libération mais par ailleurs une forte charge d’angoisse.
Lorsque, orientée par un service social, le Comité de Protection de la Jeunesse, ou une copine, elle arrive à la Porte Rouge, la jeune fille dit le plus souvent ne plus jamais vouloir rentrer chez elle. Il s’agit là de l’expression de sa révolte, longtemps couvée, mais aussi de sa conviction que sa fugue est la signature d’une rupture irréversible. Les fantasmes développés sont alors que "jamais mes parents ne voudront me reprendre ; s’ils me trouvent, ils me tueront", etc ...

La possibilité d’exprimer ses craintes et de raconter son histoire, d’être écoutée dans le calme permet à la jeune fille d’entamer une décompression qui sera la première étape de son cheminement hors de sa famille.

Renouer le dialogue

La deuxième étape consistera à déconstruire ses craintes, à analyser la situation telle que la jeune fille la voit, à préciser une stratégie d’action. Ce dialogue et cette réflexion, qui peuvent prendre plusieurs jours, pourront aboutir, avec l’assentiment de la jeune fille, à une intervention dans la famille et cela le plus rapidement possible. La rapidité de l’intervention est essentielle pour éviter que l’absence prolongée hors du domicile familial n’entérine la rupture et n’amène les parents à développer leurs propres craintes fantasmatiques quant au devenir de leur fille.

Lors de leur intervention, les permanents de la Porte Rouge ont ces éléments primordiaux à l’esprit : rassurer les parents, dédramatiser, essayer de préparer un terrain où un minimum de confiance pourra être obtenu en vue d’une rencontre entre la fille et ses parents. Cette confiance est évidemment assez difficile à obtenir au départ : nous sommes perçus comme des étrangers qui ont enlevé leur fille à son milieu normal et/ou qui cautionnent la fugue, - honte pour la famille -, qui ne respectent pas la culture traditionnelle...
Cette première intervention permet de rentrer en contact avec les parents, de les laisser exprimer leurs propres difficultés et inquiétudes, ce qu’ils pensent de l’éducation de leur fille, les raisons de leur sévérité, les compromis qu’ils sont prêt à accepter.
A ce moment une seconde intervention est possible dans un endroit neutre où sont rassemblés les parents, la jeune fille et un intervenant de la Porte Rouge, accompagné éventuellement d’un interprète arabe. Cette deuxième rencontre préparée avec la jeune fille lui permet d’oser dire ce qu’elle ne supporte pas et d’entendre de ses parents ce qu’ils sont prêts à aménager pour qu’un dialogue (re)naisse.
Ce schéma "crise-fugue - décompression - prise de conscience-intervention " est bien sûr à nuancer : les interventions peuvent se faire dès l’accueil, comme après une semaine d’hébergement ; le contenu des entrevues peut varier de la revendication de plus de liberté à un refus de rentrer et à une demande de l’accord des parents pour un placement provisoire, conçu comme une mesure d’éloignement pouvant permettre aux deux parties en conflit de faire le point chacune de son côté.

Un choix impossible

Ce qui est essentiel dans l’approche de la fugue, c’est bien de se rendre compte que la fugue met la jeune fille devant un choix impossible, surtout quand les parents refusent le dialogue : elle peut essayer de rentrer, au risque que rien n’ait changé ; elle peut partir et obtenir par exemple un placement, si la gravité de la situation l’exige, au risque de perdre la sécurité qu’offrait la famille et d’être rejetée d’elle.
Aucune des deux possibilités n’apporte de solution profonde à la crise qui a amené la fugue. Je pense en effet que la fugue n’est qu’une demande de retour à la famille moyennant un changement au sein de celle-ci.

Là est toute l’ambiguïté : la jeune fille part pour retourner...
Et l’expérience nous montre que pour de nombreuses raisons, elle n’a pas tort, que son attitude ambiguë est aussi le bon sens. Je veux dire que, dans l’état actuel de l’évolution des familles issues de l’immigration et de leurs enfants, la rupture avec le milieu familial est invivable et dangereuse, le refuge dans la drogue, l’exploitation dans la prostitution, sont autant de menaces pour la fille livrée à un monde qu’elle ne connaît pas. Un monde dont les parents ont voulu la protéger parce qu’il leur fait peur, mais auquel elle sera tôt ou tard confrontée.

La place de la jeune fille marocaine dans sa famille peut sembler à juste titre injuste, voire scandaleuse. Que cela n’empêche pas d’envisager toutes les conséquences d’une rupture prolongée et sans dialogue régulier, d’une cassure dans la vie d’une jeune en recherche de son identité personnelle et culturelle.
Dans bien des cas, le retour en famille s’avère être encore la moins mauvaise des solutions.
Ce qui est important pour tous les travailleurs sociaux, c’est de ne pas se précipiter dans des solutions (les placements à tout prix), séduisantes certes, mais qui risquent, à terme de provoquer des séquelles irréversibles dans l’intégration multiforme du jeune dans la riche tension famille/tradition d’une part et autonomie/aventure d’autre part.

Richard MASSET
La Porte Rouge

LEILA SEBBAR

Leïla Sebbar est née en Algérie d’une mère « française de France » et d’un père algérien. Elle est l’auteur de plusieurs essais, nouvelles, romans et collabore aux revues « Sans frontière » et « La Quinzaine littéraire ». Elle est également enseignante.
La plus grande part de ses œuvres est consacrée aux relations affectives entre la première et la deuxième génération. Elle consacre une attention particulière aux fugues des jeunes.
Ci-dessous les coordonnées de quelques-uns des romans qui traitent de ces problèmes :

Fatima, Editions Stock, 1981
Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Edition Stock, 1982
Parle mon fils, parle à ta mère, Editions Stock, 1984
Les carnets de Shérazade, Editions Stock, 1985

Seconde génération, immigrée, femme, musulmane (1990)

Le phénomène de l’immigration ayant été analysé à différents niveaux, il paraît important à cette époque de l’année, de s’attacher à la problématique de la jeune immigrée de la seconde génération.

Il est vrai que la femme immigrée vit difficilement son insertion dans la société d’accueil. Sans vouloir minimiser nullement ces difficultés, il semblait important d’aborder la vie de la jeune immigrée d’origine musulmane.

La jeune musulmane immigrée de la seconde génération est celle qui entre tous, paye le plus grand tribu à l’immigration. Vivant dans un milieu familial où les traditions sont souvent restées figées, ainsi que dans une société d’accueil où les valeurs culturelles sont fondamentalement différentes, il lui faut souvent faire la part des choses.

Au moment d’aborder son adolescence, et donc d’affirmer sa personnalité, elle se trouve devant un dilemme : comment vivre, quoi choisir, quelle est la meilleure culture, quels sont les meilleurs comportements ? Cette difficulté débute souvent avec la première relation affective, et lui semble insurmontable.

 Faut-il en parler à la maison ? ma mère me comprendra-t-elle ?
 Il ne faut pas que l’on me voit accompagnée !
 Il ne faut pas que quelqu’un le dise à ma famille etc..

Ces quelques questions qui paraissent anodines dans la culture du pays d’accueil, sont essentielles dans la culture d’origine.
A ces comportements, des réponses sont toute prêtes dans certaines familles : mariage forcé !
Retour au pays d’origine, arrêt de la fréquentation scolaire.
Ces réponses sont loin des droits à la liberté pour lesquels ont combattu les mouvements féministes et féminins.

N’oublions pas que la virginité a encore toute sa place dans l’immigration de culture musulmane (virginité au sens unique, jamais il ne sera demandé à un homme s’il est vierge, alors que la religion le demande pour l’homme et pour la femme).
A cette problématique, certaines ont trouvé des solutions techniques telle que la suture d’hymen, technique de plus en plus sollicitée par de jeunes musulmanes.
Mais comment assumer ce mensonge sur lequel sera construite toute une vie ? Comment baser une vie de couple sur une virginité retrouvée ? Et si un jour quelqu’un de "bien" intentionné en parlait.

La jeune immigrée musulmane, restera-telle toujours cette mineure à perpétuité, qui ne peut en aucun cas poser un acte responsable ?

Et si la jeune musulmane se prenait à aimer un non musulman ? Très souvent, elle se voit contrainte à quitter le domicile paternel, soit sur pression du milieu familial, soit par crainte des réactions de ce milieu, ceci les oblige à couper toutes relations avec leur milieu d’origine.
Ce qui amène certaines plus tard à devoir faire face à un gouffre de solitude affective et relationnelle (très souvent elles se coupent totalement de leur milieu d’origine).

Ceci ne sont que deux exemples de ce que peuvent vivre les jeunes immigrées de la seconde génération, il est certain que beaucoup d’entre elles échappent ou tentent d’échapper tant à la pression familiale qu’à celle de la société d’accueil, et qu’elles trouvent un juste milieu qui devient pour elles une ligne de conduite.

Pour d’autres, cette vie biculturelle entraîne de lourdes conséquences : de suicide, drogue, prostitution.
De plus en plus des structures, des groupes de jeunes femmes immigrées ou de jeunes filles se mettent en place et essaient de mettre ensemble leur vécu et leur expérience pour trouver des solutions à leurs problèmes.
Comme tous les mouvements féminins, il est évident que les jeunes immigrées commencent à s’organiser et à se battre en vue d’obtenir un statut qui correspond plus à leurs aspirations.

Naïma AKHAMLICH
Assistante sociale au
Planning des Marolles

Les unes sont gaies, les autres chantent (1990)

Il n’y a pas que les enfants qui bavardent en classe. Les cours de français pour adultes sont aussi des moments privilégiés où les femmes arabes, échappent à la solitude, échangent leurs problèmes.
Il suffit d’écouter…

 Ça va Fatima ?
 Ça va, Cécile, ça va…
Et Fatima sourit, la tête penchée, et c’est un sourire très triste et très doux qui lui étire un peu les lèvres, lui plisse un peu les yeux, et puis s’efface, petite ride sur la mer.
Si Fatima est triste, c’est à cause d’un homme, quoi d’autre ? son mari.
 Ah pourquoi, je l’ai épousé ce Berbère ? s’est-elle exclamé un jour. Peut-être parce qu’il a des yeux caressants et qu’il sait dire de jolies phrases.
Quand elle entre dans une pièce quand elle marche dans la rue, Fatima ressemble a un navire dont elle serait à la fois la coque, la voilure et le capitaine, et, dans son sillage, titube toujours un des nombreux moussaillons qu’elle a enfanté, accroché à sa jupe. Si aujourd’hui elle est triste, si son rire de petite fille n’a pas interrompu la leçon, c’est parce que le Berbère a fait des siennes et qu’en y pensant, Fatima est traversée tour à tour par la colère, la tristesse et la honte.
Au cours d’un de ces innombrables séjours qu’il fait au Maroc sans sa femme (c’est pour ma santé, Madame, le Docteur il a dit : seulement le soleil il peut vous guérir), il a rencontré une femme qui lui a plu, et comme la loi coranique l’y autorise, il l’a épousée.
Et maintenant elle va accoucher (et où on est mieux soigné qu’en Belgique ? Nulle part n’est-ce pas Madame).
Mais voilà, cette fois, Fatima veut dire non. Non à une deuxième femme chez elle. Non à ce bébé de la honte. Non à ce mari aux yeux caressants. Non à cette loi des hommes qui nie le désir des femmes. Mais comment fait-on pour dire non, quand on n’a jamais appris ? Fatima en parle à Malika, qui forte de sa beauté et de sa jeunesse a fui, son bébé sous le bras, un mari qui la battait, et a regagné difficilement la Belgique et le droit d’y nettoyer des bureaux.
Aujourd’hui, elle repousse résolument en riant aux éclats les soupirants et les marieuses trop pressés de faire son bonheur.
 Une jeune femme qui reste seule, ce n’est pas normal n’est-ce pas Madame ?

Pendant ce temps, Zora est arrivée et s’est assise sans enlever l’imperméable beige qu’elle porte en toute saisons. Elle met ses lunettes car on lui a dit que jamais elle arriverait à lire sans lunettes. Mais voilà deux ans qu’elle suit assidûment quoique sans résultat les cours d’alphabétisation et elle se demande si un jour elle saura lire, avec ou sans ces verres coûteux qu’elle tremble de perdre et que bizarrement, elle n’emmène pas quand il pleut.
En effet, la lecture reste pour Zora une activité pleine de mystère et son cerveau se refuse à héberger ces signes comme son ventre, il y a des années s’est refusé à héberger un enfant.
Ayant failli à son rôle d’épouse, Zora fut répudiée et la honte la fit fuir jusqu’à Bruxelles où elle est entrée en service et y est restée 16 ans jusqu’à la mort de ses patrons.
De figurer sur le faire-part de la patronne (« et Zora, sa fidèle servante ») est pour elle un grand motif de fierté qui lui a donné l’envie d’apprendre à lire. Un jour, Zora m’a parlé de son enfance ; de ses parents qu’elle n’a pas connus, de la sœur aînée qui l’a enlevée mais qui a oublié de l’envoyer à l’école, du mariage arrangé par son frère le jour de ces 14 ans avec un arabe vivant à Paris et de sa vie, dans la ville-lumière, enfermée toute la journée dans une cuisine-cave par un mari jaloux, en compagnie d’un canari, en cage comme elle. Tout cette solitude a fait germer en elle une grande indépendance. Elle n’aime ni les potins de femmes, ni les credo de la religion.
Jamais elle ne cache d’un foulard ses boucles serrées rougies par le henné, et quand elle marche dans les rues de Bruxelles, vêtue de son éternel imperméable beige, elle se confond avec les femmes belges ; mais quand un enfant passe à sa portée, sa main se tend d’elle-même vers lui, dans une caresse à peine ébauchée.
En ce moment elle écoute avec attention la conversation en cours, puis hoche la tête, met gravement ses lunettes et ouvre son cahier où elle a tracé 100 fois la seule chose qu’elle sache écrire : son nom.

L’une après l’autre, d’autres femmes arrivent, se saluent, échangent quelques mots gutturaux et sourient, sourient, sourient, …
Peu-être est-ce la brèche qu’a ouverte en moi la tristesse de Fatima mais je ressens à présent, chacun de ces sourires comme la cicatrice d’une blessure. Et je pense à ces hommes dont elle parle à mi-voix, proches et lointains compagnons d’exil, auxquels on a dit tout petits qu’ils avaient le pouvoir alors que peut-être ils rêvaient de tendresse et qui n’ont bien souvent pas d’autre espace où l’exercer que le foyer conjugal.

Et voilà Jamila l’Algérienne qui nous a un jour raconté en riant l’avortement décidé par son mari sans la consulter, le bébé si petit, si petit qu’elle a demandé au médecin de voir, et toutes les larmes qu’elle a versées.

Et la petite Sana, ni grosse ni belle, abandonnée avec un bébé, dix mois après son mariage, qui nous a demandé un jour en écarquillant ses yeux d’enfants si ça arrivait parfois pour de vrai qu’un homme dise à une femme je t’aime, « comme à la télévision » ? Et toutes les autres, toutes celles pour lesquelles les mots de fête, de mariage, de naissance et de ramadan évoquent avant tout, des réveils à l’aube et des journées très longues dans l’odeur du savon noir, de la cannelle et du pain chaud.
Car la maison est leur royaume, leur a-t-on dit, même si par maison il faut entendre un appartement humide au cinquième étage sans ascenseur et si le royaume en question est souvent déserté par ceux-là même qui le glorifient avec le plus d’enthousiasme.
Alors, les pieds dans le vingtième siècle, la tête ailleurs, les femmes chantent.
Pour ne pas pleurer.

Cécile ROLIN

Femmes immigrés profession nettoyeuse (1980)

Dès avant le lever du jour et par tous les temps, elles attendent aux coins des rues des quartiers d’immigrés le minibus de l’entreprise qui les occupe, ou le premier tram du matin. Plus fréquemment, elles trottent en groupes vers le chantier de travail, parce que les entreprises cherchent à les placer dans un périmètre accessible à pied depuis leurs domiciles.

La grande majorité d’entre elles ont des horaires coupés (quand elles ont la chance de totaliser plus de 3 ou 4 heures de travail) : de 6 à 9 ou 10 heures, de 11 à 20 ou 21 heures.
Elles se sont levées bien avant les enfants et généralement avant le mari. Elles rejoignent dans le milieu de la matinée une maison désertée. Elles sont absentes ensuite au moment du retour des enfants de l’école, au moment des devoirs, du repas du soir, du coucher.
"...Et cela bien souvent encore au sein de familles où la tradition culturelle laisse à la femme toute la responsabilité de l’éducation des enfants. On perçoit là une grande souffrance pour les femmes. A ces heures matinales et tardives, les garderies et crèches ne sont pas ouvertes. La mère immigrée résout souvent ce problème en confiant la garde des jeunes enfants à l’aîné, de préférence à la fille aînée.." , cela avec toutes les conséquences que cela doit avoir sur l’absentéisme et le travail scolaire insuffisant.

Combien sont-elles ?

En 1971, on signale 67.566 femmes sur 272.362 étrangers au travail, mais il s’agit là d’un chiffre général englobant toutes les origines et toutes les catégories d’emploi. En fait, 38.403 d’entre elles proviennent des pays traditionnels d’immigration (Italie, Grèce, Espagne, Pologne, Turquie, Maroc).

Nous avons cherché à connaître le nombre des nettoyeuses. Les services de l’ONEM et de l’ONSS ne le connaissent pas, les syndicats pas davantage...
A l’ONEM, sauf recensement, ils ne font de statistiques que sur le nombre des employés et ouvriers, hommes et femmes, mais pas de ventilation selon les professions.
A l’ONSS, ils n’ont que les chiffres de ceux qui travaillent à temps plein et la seule ventilation est faite par sexe et par type de travail, manuel et intellectuel, également.
Dans les syndicats, les nettoyeurs dépendent du secteur général de l’alimentation et ne sont pas répertoriés comme tels. Seul, le patronat peut nous donner des chiffres.
Les nettoyeurs sont comptabilisés comme force de travail surexploitable, mais pas encore comme une part du monde ouvrier dont on défend comme il le faudrait le droit au travail et la sécurité d’existence.

Un représentant de l’Union Générale Belge du Nettoyage nous reçoit et répond sans hésitation à nos questions :
Le secteur "nettoyage" englobe l’entretien des bureaux, le lavage des vitres ; le service des immondices et le ramonage. Il occupe en Belgique 40.000 personnes environ dont 30 à 40 % à Bruxelles, 60 % en sont des femmes, ce qui donne un chiffre approximatif de 24.000 pour l’ensemble du pays.

Il y a 20 ans, les étrangères au travail dans ce secteur étaient surtout les épouses des mineurs italiens ; il y a 15 ans y ont fait leur entrée les Espagnoles et les Grecques, depuis 10 à 5 ans, les Tunisiennes, les Marocaines et les Turques.
Sur ces 40.000 travailleurs, 25.000 travailleraient à temps plein, les 15.000 autres à temps partiel.
Le représentant de l’U.G.D.N. fait de l’humour à propos des derniers : « C’est travailler pour s’acheter une nouvelle TV couleur. On dévalorise ces travailleurs, ce qui permet de leur laisser vivre une situation précaire sans trop mauvaise conscience... »

Pourquoi les entreprises de nettoyage ?

« Les firmes clientes y trouvent plus d’efficacité à moindre frais. L’entreprise intérimaire fournit les travailleurs spécialisés et est responsable de l’exécution du travail. Tandis que, si la firme occupe ses propres nettoyeurs, elle est obligée de payer le travailleur absent et qui n’a pas exécuté son travail."(U.G.B.N.).

Il y aurait en Belgique près de 500 entreprises de nettoyage. Nous en comptons environ 112 sur la place de Bruxelles dont 72 sont affiliées à l’U.G.B.N. et donc conventionnées (chiffres de 1978).
La convention ou non convention ne semble guère affecter les salaires, mais dans les firmes non conventionnées, il n’y a pas l’avantage de la prime syndicale. La convention du secteur est récente, elle date de 1976 et est très élémentaire. Elle traite avec précision des salaires, mais pratiquement pas des conditions de travail.
Les grandes entreprises occupent une place de plus en plus importante sur le marché. En effet, la plupart des petites firmes ont été incapables de résister à la concurrence des grosses firmes monopolistes et ont été reprises par ce qu’il faut bien appeler les multinationales du nettoyage.

Reprenons du remarquable travail de D. Burnotte , la description de International Service System A/S/ :
« Lorsque je suis entré dans cette entreprise, il ne s’agissait pas encore d’ISS, mais des établissements Lumière, entreprise belge constituée en société anonyme. Depuis avril 79, cette entreprise a été rachetée par une multinationale danoise. C’est cette multinationale que je vais considérer car, en fait, son influence se faisait sentir depuis avril 78, même si la dénomination ISS n’a été officialisée qu’en 79. D’autre part, les conditions de travail sont restées sensiblement les mêmes.

Structure :

ISS est un holding qui possède de façon directe ou indirecte des actions dans toutes les sociétés ISS danoises ou étrangères.
Avec la société Det stasiastiske Kompani as. du Danemark, ISS possède des sociétés de nettoyage en Australie et au Brésil et avec AB Electrolux, ISS possède des sociétés de nettoyage en Suède, en Hollande, en Belgique, en France et en Angleterre.
Le conseil d’administration du Holding est essentiellement composé d’avocats à la Cour suprême et à la Cour d’Appel de Copenhague.
Pour assurer le développement de l’entreprise, le groupe ISS a conçu un plan de stratégie pour les années 77 à 81. Ce plan prévoit que le chiffre d’affaires fera plus que doubler durant cette période par rapport à 76.
En Europe, outre la Scandinavie, les sociétés ISS n’ont qu’une part limitée du marché. Il y a donc des possibilités pour une croissance naturelle, combinée avec le rachat de sociétés de services déjà existantes dans le nettoyage, la création et l’entretien de l’environnement, les blanchisseries, la sécurité et le contrôle de l’énergie.
Actuellement, ISS emploie 40.000 personnes pour l’ensemble des pays où la société travaille, c’est-à-dire : Danemark, Norvège, Suède, Grande-Bretagne, Finlande, Pays-Bas, Allemagne Fédérale, Belgique, France, Suisse, Autriche, Espagne, Australie, Brésil, Grèce... ISS compte, pour 1981, passer à 60.000 personnes. Il faut actuellement compter 400 cadres supérieurs.

Témoignages :

 « Je suis au travail dans un chantier qui a passé contrat avec la firme X depuis 6 ans. L’an passé, le contrat est venu à expiration. Différentes firmes ont alors fait des soumissions et c’est Euroclean qui a fait l’offre la plus intéressante. Euroclean est une firme américaine qui occupe environ 800 personnes en Belgique.
Nous avons été averties de la chose et mises en préavis. Nous avons décidé de nous défendre et avons fait appel au syndicat de la banque où nous sommes au travail ; avec son appui, nous avons obtenu d’être embauchées par priorité.
Dans un premier temps, on a voulu réduire notre temps de travail à 6 heures mais on a tenu bon et eu gain de cause.
Il y a eu un changement de tabliers et un chef à l’accent américain... Mais aussi quelques licenciements et une accélération des cadences... » (C.W., nettoyeuse et militante syndicale).

 « La seule différence substantielle pour les travailleuses, dans le cas d’une reprise par une "multinationale", c’est l’accélération des cadences. Il y avait chez l’ancien employeur environ 1.200 travailleurs, il n’y en a plus que 900 environ actuellement pour effectuer pratiquement le même travail. » (D.B. nettoyeur et délégué syndical).

Dans quelles conditions sont-elles embauchées et travaillent-elles ?

Le représentant de l’organisation patronale :

 « Les firmes n’engagent pas de chômeurs : on ne sait pas s’ils sont sérieux. Ils préfèrent des gens sortant d’autres entreprises de nettoyage. Elles ne sont pas intéressées par le plan De Wulf qui offre des primes à l’embauche parce que si on demandait 100 personnes à l’ONEM, on n’en trouverait pas ! ».

 « Les femmes immigrées se trouvent d’ailleurs dans certains secteurs (à bas salaires, il faut le noter) qui, sans leur présence, seraient en difficulté parce qu’ils se trouveraient devant une main-d’œuvre plus revendicative, n’acceptant plus des conditions de travail aussi dures et recherchant des emplois de plus grand prestige »

 « Une quarantaine de femmes travaillent dans mon chantier. Nationalités : Marocaines, Turques, Espagnoles, Italiennes, Polonaises. Peu de Belges essaient, très peu restent, bien qu’il s’agisse d’un chantier privilégié (8 heures par jour). Il y a deux belges actuellement. » (C.W.)

La convention n’impose pas de contrat-type. Une grande fantaisie règne donc dans ce domaine et il n’est pas question de discuter : si on s’y risque, on n’est pas engagé c’est « à prendre ou à laisser » !

« Certains contrats dont on fait signer à des chômeurs spécifient que le travailleur n’est pas en chômage », nous dit un permanent syndical, « L’intéressé est tellement désireux de retrouver du travail qu’il signe en acceptant un horaire inférieur à celui qu’il avait, ou bien il ne sait pas ce qu’il signe ».

Beaucoup de contrats sont à durée indéterminée et à horaires modifiables. On travaille 8 heures et puis, un beau jour, on est mis à 3 heures et le contrat couvre l’employeur.
Les syndicats savent que certains chefs de chantier demandent des gratifications de diverses natures pour embaucher, mais ne peuvent intervenir, faute de preuves.

Témoignage :

« J’ai reçu mon préavis pour "manque de travail" et mon amie aussi ; les autres femmes turques ont peur de le recevoir. En même temps, on sait qu’ils engagent d’autres femmes. L’explication, c’est que le chef de chantier se fait donner des cadeaux par les nouvelles et par celles qui veulent rester. On lui donne un bracelet en or et en argent et il est d’accord. »(Mme A.) Sa compagne confirme : « Moi, je n’ai pas encore reçu mon préavis, mais s’il me le donne, je préfère le payer et garder mes 3 heures de travail. On en a besoin... ».

Les horaires de travail des nettoyeuses sont réduits au maximum. Certaines privilégiées travaillent 39 heures par semaine, mais la majorité travaille soit 2 fois 3 heures par jour, ce qui les prive pratiquement de toute possibilité d’accès aux indemnités de chômage.

En effet, 3 heures de travail par jour ne sont pas prises en considération pour le calcul de l’admissibilité au chômage, et 6 heures ne comptent que pour une demi-journée ce qui fait que les intéressées, à moins d’avoir moins de 18 ans, n’arrivent jamais à totaliser le nombre de journées de travail nécessaires

A l’article 16 du chapitre VI des conventions, un " vœu pieux " a été exprimé pour que les employeurs " satisfassent au maximum du possible la demande des ouvriers et des ouvrières de prester au moins 4 heures par jour " !
On pratique parfois des horaires illégaux, bien que récemment un certain contrôle semble s’exercer dans ce domaine. " Trois jours après le début de mon travail, un inspecteur est venu pour me faire signer mon contrat. J’avais le choix entre deux horaires : soit de 6h30 à 9h30 du lundi au samedi, soit de 6h30 à 20h et si je le désirais, le dimanche matin de 7h à 13h ".

A l’entrée : Témoignages :

 Aucune initiation n’est faite au départ. On ne donne aucune indication sur les locaux, sur les techniques, sur les produits, ce qui amène un grand nombre d’erreurs et si le travail est mal fait c’est la faute des étrangères. Mais la surveillance est quotidienne : le chef de chantier et l’inspecteur se promènent et passent le doigt sur les surfaces pour vérifier la propreté" (C.W.)

 "Aucune explication n’est donnée au départ, ce qui amène des fautes, du gaspillage et du danger pour les travailleurs qui utilisent mal les produits parfois toxiques. On refuse le port des vêtements traditionnels. Il y a probablement des abus sous forme d’exigences de pots-de-vin et peut-être même de complaisances sexuelles ". (D.B.)

On ne paie pas les déplacements, sauf pour les travailleurs domiciliés à 5 km et plus de leur lieu de travail. On ne donne pas d’indemnités pour heures de travail incommodes. En effet, seul le travail de nuit exécuté entre 22 heures et 6 heures est pris en considération à ce propos. On ne paie pas toujours les primes pour certains types de travaux qui les justifieraient, tel le nettoyage des containers...

"On ne pointe généralement pas ; c’est l’inspecteur de chantier qui fait signer les heures et quand on ne sait pas lire, on ne sait pas ce qu’on signe." (D.B.)

Les immigrés persistent à se fier trop souvent, dans cette jungle, aux accords verbaux donnés par le patron pour un départ en vacances, par exemple, et s’étonnent d’être licenciés au retour. Mais ils ne peuvent rien prouver...

Ils omettent d’envoyer les certificats médicaux dans les délais précis, soit "le premier jour ouvrable suivant le premier jour d’incapacité de travail, le cachet de la poste faisant foi, ou encore remis en main propres de l’employeur dans le même délai", mais il vaut mieux l’envoyer par recommandé, sinon le patron prétendra souvent ne pas l’avoir reçu. .

Les syndicats constatent également les nombreux licenciements en fin de période de maladie, sous prétexte de réorganisation du travail, avec promesse verbale de reprise dans les prochains jours...promesse non tenue. En fait, "le travailleur devrait, dans ce cas, écrire dans les 48 heures une lettre recommandée accusant le fait et demandant précision d’un délai ou mise en préavis immédiate" nous dit un permanent syndical.

Quant aux salaires :

Les femmes sont toutes classées dans la catégorie inférieure, catégorie A, et sont appelées à exécuter "un travail léger que toute femme peut faire". En date du 1/2/80, le salaire brut de cette catégorie, qui est donc le salaire minimal, est de 141,65 fr. l’heure.
Quelle que soit la durée du travail, nous dit-on au syndicat, le salaire minimal est exigible.
Or, Mme G. travaille deux heures par jour. L’engagement est signé pour 15 jours. Elle ne touche que 97 fr. l’heure et fait tout le zèle du monde pour qu’on la garde à l’issue de la quinzaine !

Le travail :

"Les hommes nettoient surtout les garages, cirent, s’occupent du déblaiement et du chargement des sacs d’immondices" soit des travaux demandant plus de muscles. Les salaires sont les mêmes. Le travail des femmes est assez fixe. On leur désigne un étage ou une partie d’étage.
Moi, je suis au travail dès 6 heures et j’essaie de faire le maximum avant l’arrivée des employés. Je vide les cendriers, je prends les poussières, je passe l’aspirateur dans les bureaux. Puis, je passe au service médical qui comporte plusieurs bureaux, salles d’examens, salles de repos. Enfin, les toilettes de l’étage. On isole les travailleurs pour éviter les bavardages...Le meilleur moment, c’est la demi-heure au cours de laquelle on se retrouve pour casser la croûte..." (C.W.)

Une histoire parmi d’autres :

" J’ai fait mes primaires en Belgique, ensuite deux années de couture dans une école privée où on a payé très cher. Mais quand j’ai essayé de trouver du travail, on m’a dit partout que l’école n’était pas bien considérée et que mon diplôme ne valait pas grand chose. Je n’ai trouvé qu’une place où je devais piquer à la machine de 8 à 17 heures et pour 90 francs l’heure.

Alors j’ai voulu faire des études de dactylographie. Le soir, je faisais 4 heures de nettoyage, de 17h à 21 heures, pour une entreprise. Une fois par semaine, à cause de mes cours, j’arrivais 10 minutes en retard. C’était très important pour moi de travailler parce qu’il y avait de grosses difficultés à la maison et que je devais absolument aider ma mère. L’inspecteur du chantier n’était pas d’accord à cause de ces 10 minutes de retard et voulait me licencier. Mais un employé du chantier qui était responsable du nettoyage a accepté que je récupère les 10 minutes, en sortant la dernière, et j’ai pu rester.

Il y avait environ 25 femmes sur ce chantier, la plupart étaient d’origine turque, un peu moins de marocaines et une italienne.
Certaines femmes étaient syndiquées, moi et ma mère qui a travaillé là aussi, nous l’étions. Mais il n’y avait pas de délégué syndical.
Les difficultés à la maison étaient trop grandes et, malgré mes bonnes notes, j’ai dû arrêter mes études pour travailler davantage.
Il m’a quand même fallu près de 4 mois pour trouver du travail, c’est-à-dire, en plus des 4 heures du soir, 4 heures le matin sur un autre chantier qui était celui d’une maison communale.

Après quelques jours, on m’a proposé de travailler mes 8 heures à la maison communale et j’ai accepté. J’ai encore parfois travaillé le soir sur l’ancien chantier pour remplacer ma mère quand elle était malade, mais c’était trop fatigant et j’ai dû arrêter.
Ma mère a eu un problème à ce moment là : nous avions porté nous mêmes les certificats de maladie au lieu de les envoyer par recommandé et ils ont refusé de le reconnaître et ma mère a été licenciée malgré l’intervention du syndicat, parce qu’on n’a pas pu prouver qu’on avait remis les certificats. "

" Pour moi, de grosses difficultés ont commencé au travail et sont devenues insupportables. Je travaillais de 7h à 11 h avec d’autres nettoyeuses, mais après 11 heures et jusqu’à 17 heures, je travaillais seule à la régie de la maison de la culture. Je nettoyais la salle des mariages, puis le bureau des employés et puis la salle des douches et les WC des hommes. J’étais au service des employés et ils me faisaient sentir souvent mon infériorité et leur mépris.

Par exemple certains ne voulaient pas que je porte le tablier de la firme parce qu’il était trop sombre et d’autres disaient que j’étais trop coquette et que je mettais des robes qui ne convenaient pas pour le travail.
Un jour, lors d’un mariage, la mariée m’a invitée à venir à table avec les autres à prendre un verre à la santé des mariés, mais une employée de la commune qui était là lança que je ne me tenais pas à ma place et je suis partie en pleurant.
En plus, des employés de la régie ont commencé à me tourmenter avec des plaisanteries sur le sexe, tendant parfois des photos de nus sous mes yeux, etc..
J’avais peur et j’en ai parlé à l’inspecteur mais il me répéta ce qu’il m’avait dit depuis le début : " c’est le meilleur chantier que je peux te donner, et qu’il fallait tenir."
Finalement, me sentant de plus en plus harcelée, j’en avais parlé au chef des employés de la maison communale ; il était furieux parce que celui qui était le principal à m’ennuyer avait déjà été accusé de choses de ce genre, et il l’a renvoyé immédiatement.

Mais une femme qui était particulièrement méchante avec moi, qui, entre autres, avait dit que je ne restais pas à ma place lors de la fête de mariage a essayé de monter tout le monde contre moi en disant que c’était scandaleux qu’un employé soit renvoyé à cause d’une nettoyeuse, turque en plus !

Elle a porté plainte contre moi et j’ai été renvoyée par la société de nettoyage pour " provocation des employés ".
Je n’aurais donc pas eu droit au chômage mais le chef des employés de la maison communale a pris ma défense et a expliqué la vérité en racontant que l’employé avait déjà été convaincu de choses de ce genre et il a obtenu qu’on change le motif de licenciement. J’ai tout de même eu droit au chômage. S’il n’y avait pas eu cet homme qui était honnête et courageux, je crois que je serais devenue folle.

« Je touchais le salaire légal au travail, mais, par exemple, la demi-heure de repas ne m’était pas payée alors qu’elle l’était à une employée plus ancienne. Quand j’ai demandé une explication, on m’a dit que " c’était comme ça .
Au premier chantier, il y avait beaucoup d’injustices : des heures de travail non payées, par exemple. Les femmes ne sachant pas lire, alors pour savoir si elles ont leur compte, elles comparent avec l’enveloppe des autres. Si elles ont la même somme, elles pensent que tout est juste.
Il y avait une femme turque qui était très grosse et qui transpirait beaucoup. Elle portait le pantalon des femmes turques et un jour le chef de chantier le lui a enlevé devant tout le monde en se moquant d’elle et la femme pleurait... »
« Il y a aussi, très souvent, les certificats médicaux qu’on n’envoie pas par recommandé et que le patron prétend ne pas avoir reçus. »

« Quand j’ai pu faire autre chose que du nettoyage, toute ma vie a changé... » (témoignage de A.)

Et les syndicats ?

Comment se fait-il que les organisations syndicales n’arrivent pas à empêcher la surexploitation des travailleurs et travailleuses du secteur nettoyage ?
Comme nous l’avons dit plus haut, nous n’arrivons pas à connaître avec exactitude leur nombre, ni le chiffre de leur syndicalisation.
L’UGBN nous donne un chiffre approximatif, environ 40.000 pour l’ensemble du pays, un responsable de la Centrale Chrétienne de l’Alimentation et des Services nous en donne des chiffres tout aussi approximatifs des délégués syndicaux : 40 à 50 et sans doute autant à la FGTB.
"Chaque fois qu’on nomme un délégué dans un syndicat, on en nomme un dans l’autre" !

Les responsables permanents disent :

"Il faudrait une meilleure syndicalisation, la solidarité des travailleurs, une pression de la base sur l’organisation, des grèves de revendication..."
"Il faut un rapport de force. Il ne suffit pas de faire des affiliés, c’est l’esprit syndical qui fait défaut..."
Mais si la base en question, de par sa composition, surtout des immigrés et surtout des femmes sans aucune tradition et préparation à l’organisation ouvrière, sans regard critique sur ce qu’ils vivent, sans conscience aucune de la possibilité qui existe de changer les choses, avec l’obsession dominante de ne pas perdre ce dérisoire emploi, si cette base ne réagit pas, les organisations syndicales n’ont elles pas un travail spécifique à assumer ?
Les nettoyeuses qui se présentent au centre d’accueil du MRAX avec les problèmes dont il a été question plus haut, sont rarement syndiquées. Mais elles réagissent toujours avec la même perplexité quand nous leur demandons si il y a une délégation syndicale à l’intérieur de leur firme. "Délégué syndical, connais pas".

Témoignages :

« A ISS, l’action syndicale était nulle, en ce sens qu’il n’y avait pas de délégation dans la " branche Bruxelles sud- Brabant wallon ". Sur un chantier de Bruxelles, cependant, deux personnes ont été nommées délégués. Depuis, ISS a perdu le contrat sur ce chantier et du coup, la délégation qui n’avait vécu que quelques mois disparut.

Deux remarques :
§Lors d’une rencontre avec cette délégation, peu avant son licenciement, celle-ci me demanda de compléter l’équipe. La demande fut transmise à la centrale de l’alimentation. Ce n’est que 5 mois après que la centrale entama les démarches.
§La délégation syndicale ainsi que moi-même n’avons jamais reçu d’aide du permanent de la centrale de l’alimentation de Bruxelles. De plus, les discussions pour le renouvellement des conventions en commission paritaire n°2l sont faites sans consultation des travailleurs. Ces conventions prévoient notamment un crédit d’heures pour les délégués de 30 heures par trimestre. Comment est-il possible de réaliser un travail syndical avec un si maigre crédit d’heures alors qu’il y a une grande dispersion géographique des travailleurs ?

" De plus, la non syndicalisation semble importante ".
" Depuis avril 79, j’ai été nommé délégué. Je n’en parlerai pas dans ce travail, la situation étant trop nouvelle. J’ai été nommé (entre autres) et non élu parce qu’il existe un accord signé entre patrons et entreprises de nettoyage comme quoi les élections sociales de 79 ne seraient pas organisées dans le secteur nettoyage".

( Nous voudrions que ce secteur soit privilégié pour ce qui est de l’effort d’information et de mobilisation ; cela ne semble pas être le souhait de tout le monde ! )

D. Burnotte analyse dans son travail les conditions de fonctionnement d’une délégation syndicale, soit
* des moments et des lieux de rencontre avec les travailleurs permettant de connaître leurs intérêts ;
* une aide extérieure à propos des aspects juridiques, conventionnels et sociaux du problème, nécessaire à la négociation ;
* l’information et la mobilisation des travailleurs ;
* le contrôle des travailleurs sur la délégation ;
Dans la société de nettoyage qu’il décrit, comme dans la plupart d’entre elles selon d’autres sources de renseignements, aucune de ces conditions n’est remplie.

*" J’ai passé un an à vivre la condition des travailleuses avant de me syndiquer et de parler de la défense des droits à mes collègues de travail. Très peu de femmes étaient syndiquées au départ : celles qui l’étaient étaient surtout des Espagnoles et des Turques dont les maris étaient syndicalistes.
J’ai été dirigée ensuite vers le comité des femmes de l’ACV, où les femmes mettent en commun leurs expériences au travail et discutent au cours de journées d’étude. Ce groupe ne comportait pas de nettoyeuses.
J’étais allée trouver le responsable du service "alimentation" dont dépend le nettoyage et je lui ai demandé ce que faisait le syndicat. Sa réponse a été bien significative : il m’a répondu que ce n’était pas la bonne question et qu’il valait mieux que je me demande ce que je pouvais faire moi !
L’ACV m’a très vite demandé d’être déléguée syndicale, mais j’ai refusé tant que le groupe n’était pas préparé et lui-même demandeur d’une déléguée, et tant que je ne disposais pas d’une suppléante.
Très rapidement, une femme turque, intelligente et combative s’est manifestée et la syndicalisation a été croissante. Nous avons, entre-temps, mené une série d’actions de revendications que nous discutions ensemble, mais la plupart des femmes demeuraient craintives et n’avaient aucun sentiment d’être une force potentielle. "

Ces actions ont cependant été déterminantes :

1)Alors que la société où nous travaillons dispose d’un très beau réfectoire pour les employés qui, de plus, était inemployé à l’heure où les nettoyeuses prennent leur repas, soit 10 heures, on les faisait manger au 7ème sous-sol, qui est une cave de stockage des produits de nettoyage, au sol bétonné et humide. Les travailleuses se sont adressées au comité de sécurité et d’hygiène des employés de la banque ainsi qu’au médecin et elles ont obtenu gain de cause. Cette victoire, une fois acquise, a été présentée par l’inspectrice, de l’entreprise de nettoyage comme sa victoire à elle !

2)Cela a été pareil pour l’histoire des cartes d’identité. Toute personne qui entre à la banque pour y travailler reçoit un laissez-passer et garde sa carte d’identité. Par contre, aux nettoyeuses, on prenait la carte d’identité et on la leur rendait à la sortie. Les femmes se sont d’abord plaintes, sans résultat, auprès de la direction de l’entreprise de nettoyage, de la discrimination qui leur était faite en tant que nettoyeuses ou immigrées. Un avocat nous ayant précisé qu’il était illégal de prendre la carte d’identité, nous nous sommes adressées à un membre du service de sécurité de la banque et on nous a donné le laissez-passer comme aux autres.

" En 1978, j’ai été désignée comme déléguée syndicale. Je tiens à dire que j’ai toujours refusé toute promotion qui m’a été faite par l’employeur. Je pense qu’il faut rester au niveau de travail de ceux qu’on représente, refuser que les intérêts deviennent divergents. Au début, nos réunions se faisaient pendant les repas, ensuite nous avons obtenu le droit d’avoir, une fois par mois, de 12 à 14 h, une permanence qui, en fait, a été la réunion de tous les travailleurs, chefs exclus. Je me souviens de la première fois où j’ai rencontré, avec ma camarade turque le patron, ce qui est le droit de la délégation syndicale. Nous avions une liste de revendications et prenions la parole chacune à notre tour. Les patrons étaient trois. Les revendications portaient sur des avantages légaux non accordés tels l’entretien des vêtements de travail à la charge de l’employeur, un second tablier, les frais de transport payés pour certaines qui habitaient à plus de 5 km du chantier...etc.
Je me souviens aussi de la première réunion syndicale, du sentiment croissant de la joie à s’exprimer, de la possibilité de se défendre en étant solidaires ? Des femmes me disaient le lendemain qu’elles en avaient parlé à leurs maris, ou qu’elles avaient oublié quelque chose et demandaient s’il leur faudrait attendre la prochaine réunion...

" Quand notre équipe a été reprise par Euroclean, j’ai perdu ma qualité de déléguée puisque je n’avais pas travaillé assez longtemps dans cette firme. On nous a signalé qu’il y avait un délégué de la FGTB, mais il est inspecteur sur un autre chantier et surchargé de travail. Il vient cependant nous voir de temps en temps et nous lui téléphonons en cas de nécessité. Au début, quand on a parlé de lui, certaines femmes ont répondu : « Non merci, nous on a déjà la nôtre, on n’a besoin de personne... » (C.W., militante syndicale)

3)" A la suite d’une réduction de personnel dans un chantier GB, 3 hommes et 5 femmes, toutes turques, ont fait grève sous forme d’un arrêt de travail de 3 heures. Déjà lors d’un conflit précédent, soit le refus d’un travail non prévu au contrat, qui représentait une surcharge et une moins bonne exécution des travaux habituels, le personnel du GB, informé par le délégué syndical, avait soutenu le personnel de nettoyage. Il en a fait de même cette fois encore et les nettoyeurs ont obtenu gain de cause : une nettoyeuse supplémentaire a été rétablie. A la suite de quoi les 5 femmes turques se sont syndiquées !
" Cependant, le délégué syndical a été accusé d’empêchement du travail et suspendu dans l’attente d’un jugement du tribunal du travail. L’employeur a fait pression sur les nettoyeurs afin qu’ils se désolidarisent de leur délégué : notons que deux d’entre eux ont cédé à cette pression mais que les 5 femmes turques ont tenu ’bon." (D.B.)

En mai prochain, de nouvelles conventions entreront en vigueur, nous disent les responsables syndicaux qui estiment qu’il faudrait peut-être mettre au premier plan des revendications le contrat-type et le minimum de 4 heures de travail.

Or :
« Les nouvelles conventions viennent d’être signées. Bien que la revue "Au travail" ait annoncé que leur discussion s’était faite après consultation des délégués. Je tiens à dire que les 5 délégués de mon secteur n’ont pas été consultés. »
« Entre-temps, les firmes intérimaires abusent librement du pouvoir d’exploitation des travailleurs qui leur est laissé :

 Une société de nettoyage a passé contrat avec le métro, mais en rabaissant fortement les salaires payés antérieurement.
 Au GB la sous-traitance s’étend à une série de travaux effectués précédemment par des employés du magasin.
 Les conventions existantes sont impunément bafouées : certains travaillent 40 heures plutôt que 39. L’heure supplémentaire n’est pas déclarée et couverte par une prime..." (D.B.)

Quelle est notre conclusion au terme de ce modeste travail d’observation sur la condition de la femme immigrée nettoyeuse ?

" On ne lutte pas contre des forces que l’on ne comprend pas, dont on ne discerne pas bien les composantes et l’importance, c’ est pourquoi il est tellement important que les femmes analysent leur propre contexte de vie et de travail et leur rôle dans l’ économie capitaliste."

Qui les y aidera ?

Tous ceux qui travaillent à la promotion de la classe ouvrière en général et des travailleurs et travailleuses immigrés en particulier, travailleurs sociaux et militants des différentes organisations, devraient y être de plus en plus attentifs.

Mais nous voulons interpeller avec force les organisations syndicales afin qu’elles accordent finalement à la défense des droits de cette tranche de la classe ouvrière toute l’attention et la combativité qu’elle mérite.

C. André
Centre d’accueil du MRAX

Lettre à Tahar Ben Jalloun (1988)

Caria

Au 135 de la Rue Haute, à Bruxelles, il y a une porte vitrée aux embrasures vertes. Derrière le carreau, est collé un carton qui annonce « Caria ».
Pour beaucoup de femmes marocaines qui habitent le quartier, Caria veut dire bien des choses. Par exemple cela veut dire « Entrez. Ici c’est votre seconde maison. Vous pouvez venir y boire le thé, y rencontrer des amies, y apprendre à lire, à écrire, à coudre et à tricoter. Vous pouvez y amener vos petits enfants, il y a des jeux pour eux. Vous pouvez aussi y amener vos soucis, il y a Madeleine pour ça ».

Enfin, cela voulait dire tout ça jusqu’aux vacances de Noël, car Madeleine (Madeleine Brulard, une religieuse, française d’origine) est morte à Paris entre Noël et Nouvel an, et quand les femmes marocaines sont revenues le 5 janvier 1988, avec un grand sourire sur la figure et des vœux plein les lèvres, elles n’ont plus trouvé Madeleine derrière son bureau, sa canne appuyée sur le fauteuil. Elle n’était plus là, les bras ouverts, pour recevoir les gerbes glanées, épi par épi, de leurs problèmes et de leurs désarrois, mais aussi de leurs joies et de leurs fiertés, et les aider à en faire le pain quotidien de leur vie d’exilées.

« Madeleine était comme la mère que nous n’avons pas ici » a dit Raimou.

« Quand l’heure est là, elle est là ! » a continué Barka la Tunisienne, « Madeleine était très vieille et ma petite fille n’avait que dix ans ; pourtant elles sont parties toutes les deux la même semaine. Mais à qui vais-je parler maintenant quand je suis triste ? ».

Bien sûr, sans Madeleine, le Caria continue et si parfois, nous sommes encore émues en pensant à elle, nous rions aussi très souvent.
Par exemple, quand nous avons parlé de la Marche Verte de 1975 (des Marocains dans le Sahara Occidental) et que Fatima la silencieuse qui se méfie du français qu’elle trouve plein d’embûches, a saisi tout d’un coup notre sujet de conversation et est sortie de son mutisme pour nous raconter avec de grands gestes et de grands rires les quinze jours qu’elle a passés dans le désert à cette occasion, les pieds gonflés, les intestins en colère (comme les Sahraouis rencontrés), le pain trop rare, le sable, le vent, la chaleur...
Les mots arabes et français se bousculaient dans sa bouche. Les autres riaient. La tempête de sable était dans la classe.
« C’est bien » a commenté Barka. « Tu as fait la guerre sans les armes. Mais moi je crois que c’est les pauvres qui ont marché et que les riches, ils sont restés chez eux ». Le silence marocain qui a suivi était plein de prudence. Il y a des sujets brûlants à plus d’un égard.

Très beau

Un jour de l’année dernière, les femmes de la rue Haute ont été en visite dans un autre centre du même genre, où on fait aussi la cuisine. BeIges et Marocaines y échangent des recettes et les mettent en pratique.

« Mon heure est venue » s’est dit en rentrant Mélana que les lettres rebutent mais que la cuisine enchante, et elle a décidé, approuvée avec enthousiasme par les autres, de consacrer le vendredi suivant à la dégustation d’un couscous qu’elle apporterait.
Nous étions une douzaine autour des grands plats de Mélana, qui fut si chaudement félicitée qu’elle reprit ensuite le crayon avec un courage accru.

Pendant ce très copieux goûter, Fatiha avait soudain déclaré :
 « Ils ont dit hier à la télévision qu’un Marocain avait eu un prix pour un livre ».
 « C’est vrai, il s’appelle Tahar Ben Jelloun, et c’est le Prix Goncourt qu’il a reçu. Le prix du meilleur livre »
 « Mon mari a dit qu’il venait de Fez »
 « Je l’ai vu à la télévision, il est très beau »
 « Oui. Il a une barbe, et j’aime bien quand il parle ; il parle très bien, mais je n’ai pas compris ce qu’il a dit ».
 « Pourquoi on ne lit pas son livre ? »
Pourquoi pas en effet ? Sur le chemin du retour, j’achète « La Nuit Sacrée » qui est à toutes les vitrines des librairies, et rentrée chez moi, je m’y plonge aussitôt.

« Ce qui importe c’est la vérité ». Ce sont les premiers mots du livre. Et la vérité passe par la parole. Belle, riche, elle charme les mots et les charrie comme un fleuve. Mais hélas, ce fleuve est trop profond et trop impétueux pour mes amies débutantes.

Je cherche autre chose et découvre autre chose dans un livre de poèmes assez anciens du même auteur (1 ) un texte très simple et très beau qui s’intitule « Mourir comme elle ». C’est la lettre d’un père qui écrit à son fils, pour lui annoncer la mort de sa grand-mère. Essayons me dis-je.

Mourir comme elle

Ta grand-mère est morte hier. Elle est partie le matin, à l’aube. Heureuse et belle. Une étoile sur le front et un ange sur chaque épaule. Son dernier regard fut pour toi. Elle a même dit que le soleil ce jour était pour tes mains froides, loin du pays et qu’il faudra que tu te maries. Elle a souri, puis elle est partie sur un cheval. On pense que c’est un cheval ailé.
Nous avons vu de notre terrasse, le ciel s’ouvrir et accueillir au crépuscule une petite étoile. On peut la voir de partout.
Tu nous as manqué. Ce fut une très belle fête. Nous avons respecté sa volonté : nous n’avons ni pleuré ni hurlé au moment où le cercueil passait le seuil de la maison. Nous nous sommes parfumés avec le bois fumé, encens du paradis. Le jardin où elle aimait prier était en fleurs.
Tu te rappelles ses silences entre deux prières ; chaque ride était une tendresse. Il nous reste la sérénité et la lumière de cette journée. On l’a lavée et parfumée à l’eau de rose et de jasmin. On l’a enveloppée dans ce linceul qu’elle avait acheté, il y a longtemps, peut-être avant ta naissance. Elle le parfumait à chaque fête. C’est le même linceul qu’elle envoya à La Mecque où il séjourna trois jours et trois nuits.
Elle qui ne savait pas écrire avait dessiné sur ce drap des roses et des étoiles. Elle le gardait soigneusement au fond de sa valise.
Tu te souviens ? Elle nous disait :
« C’est dans la plus belle des robes que je désire arriver chez le prophète. Sa lumière, sa beauté, sa clarté méritent le bonheur de mourir. J’ai vécu heureuse dans la chaleur de vos bras, de vos mains. J’ai perdu mon mari et mon plus bel enfant, une fleur arrachée par le soleil du mois d’août. Je ne me suis jamais sentie veuve.
J’avais ma maison, mon foyer chez chacun de vous. J’ai un autre bonheur maintenant : partir dans le jardin de Dieu, là, tout près du soleil. Je suis née il y a longtemps, bien avant l’arrivée des Chrétiens. Calcule, tu trouveras presque un siècle !
La vieillesse ! Qui parle de la vieillesse ? Si je n’avais le cœur un peu fatigué... D’ailleurs qu’importe !... Qu’elle vienne la mort, mais de l’azur et non des cendres ».
Elle n’est morte ni dans un hospice ni dans la solitude d’une chambre au fond du couloir. Elle s’est éteinte en douceur chez elle, chez l’aîné de ses enfants.
Tahar Ben Jelloun (Prix Goncourt 1987)

Pas à pas, syllabe à syllabe

J’avais un peu d’appréhension le jeudi suivant en amenant ce récit. Tous ces mots nouveaux, ces phrases symboliques, ces expressions imagées... J’ai distribué le texte et nous sommes parties à sa rencontre, pas à pas, syllabe à syllabe.
La poésie est chose étrange. Un passe muraille de la langue, un tapis ailé de l’imagination, une musique de l’âme. Jamais la leçon n’a paru aussi courte.

« Ta grand-mère est morte hier ». Cela commence ainsi.
 « Ma grand-mère aussi est morte au Maroc, il n’y a pas longtemps » a commenté Malika.
« Elle est partie le matin à l’aube ».
 « C’est quoi l’aube ? ».
Et j’explique l’aube, ensuite j’expliquerai le crépuscule, l’ange, le linceul, le parfum, l’encens, l’azur. Quand l’explication est satisfaisante, les mots arabes éclatent, gutturaux, somptueux, quoique souvent illisibles pour mes oreilles.
 « Moi j’aime beaucoup ces mots » soupire Fatiha. « Ce sont des mots magnifiques ».
 « Linceul, ça je n’oublierai jamais. C’est beau, linceul » dit Fatima, « surtout avec les roses et les étoiles qu’elle a dessinées dessus ».
 « Et ange. J’adore quand il dit qu’il a un ange sur chaque épaule » reprend Fatiha qui touche les siennes. « Je vais rêver de ça ».
 « Ma grand-mère aussi elle parfumait son linceul pour chaque fête ».
Malika a les yeux un peu fermés, je suis sure qu’à cet instant elle revoit sa grand-mère.
 « Une chose que je ne comprends pas », s’inquiète Habiba, « c’est quand on dit qu’elle a envoyé son linceul à la Mecque. Comment elle a fait ? Elle est allée aussi ? ».

 « Peut-être qu’elle a envoyé son fils aîné ? » suggère Raimou.
 « Personnellement, je souhaite l’amour de cette grand-mère ».
 « Il a bien mérité son prix, Tahar Ben Jelloun ».
 « Oui. Surtout pour ces mots si beaux qu’il emploie ».
 « Ce soir je raconterai ça à mon mari. Et il lira l’histoire ».
Fatiha la Berbère est toute jeune. Elle attend son premier enfant avec fierté et, le soir, raconte à son mari tout ce qui se passe au cours.

Soudain Fatima s’écrie :
 « Pourquoi on ne lui fait pas une lettre à Tahar Ben Jelloun pour lui dire qu’il écrit très bien ? ».
L’idée recueille l’adhésion générale.

Et je sors une feuille où je note à toute vitesse les phrases qui fusent. C’est ainsi que le lauréat du Prix Goncourt 1987 reçut pour Noël une lettre où six femmes marocaines habitant les Marolles bruxelloises le félicitent chaleureusement et le remercient d’avoir écrit de si belles histoires, avec de si beaux mots.
Mais l’une d’elle voudrait tant savoir si la grand-mère est allée elle-même à La Mecque avec son linceul, ou si, peut-être, elle y a envoyé son fils aîné ?
Nous ne le savons toujours pas, car Tahar Ben Jelloun n’a pas encore répondu.
Ça ne fait rien. Nous sommes très patientes.

Cécile ROLIN
(1) « Les amandiers sont morts de leurs blessures ».

DERNIERE MINUTE

Quand je suis arrivée jeudi au Caria, la lettre était là. Nous étions bien contentes. C’était un peu comme si nous recevions une visite. Ou comme si on ouvrait une fenêtre. S’il lit cet article, qu’il sache que nous le remercions et que s’il passe par Bruxelles il y aura un verre de thé pour lui.
C.R.

LE CARIA
135 rue Haute
B - 1000 Bruxelles

Paris, le 1er février 1988

Chères amies,

Merci de tout cœur pour votre lettre qui m’a fait grand plaisir, à laquelle je réponds bien tardivement - j’en suis désolé.
J’ai été très touché par votre choix de lecture et votre témoignage, je vous souhaite de poursuivre votre travail et de faire encore beaucoup de progrès.
Excusez-moi de la brièveté de ma réponse mais je ne peux m’étendre par manque de temps.
Bon courage pour toutes ces lectures prochaines.

Amicalement

Tahar Ben Jelloun