A la rencontre de Zayneb et de sa fille Hajar

Jeunes

Forest, ou la réalité occultée (2001)

Chacun de nous a eu droit aux « 1001 versions »
de ce que tout le monde a qualifié d’émeutes
à Saint-Antoine ( Forest). Tout le monde y a été de son anecdote,
de sa vision, de son « On m’a dit que … »

Et beaucoup ont malheureusement oublié de chercher le « pourquoi ».
A croire que nous sommes tous devenus des « bêtes »( car dénués de la substance qui nous en différencie de l’intelligence) prêtes à consommer toutes les « conneries » que la presse et les hommes politiques se sont empressés de nous balancer : actualité et période pré-éléctorale obligent !
Il serait donc essentiel de rappeler les faits qui se sont déroulés durant le mois de mai dernier. Faits qui n’ont représenté qu’une humiliation ( plus grande encore) de plus qu’une population habituée aux frustrations ( trop souvent occultées).

LA GOUTTE QUI A FAIT DÉBORDER LE VASE.

Vendredi 10 mai

Scénario classique à Forest : « contrôle routinier » de la police au sujet d’une moto appartenant à un jeune du quartier à la place Saint-Antoine.
Le jeune (Marocain) arrive. Un procès-verbal est dressé pour une plaque d’immatriculation pliée ; p.v. que le jeune accepte.
Après l’établissement du p.v., une discussion a été engagée lors de laquelle l’un des agents empoigne le garçon et veut le gifler. Le jeune part à la maison ( tout près) et revient avec son père ( + de 55ans). Ses sœurs arrivent aussitôt ( 18 et 25 ans).
Ce simple contrôle se termine par un tabassage de toute la famille ( le jeune, les deux soeurs, le père traîné par terre sur 5 mètres) ! Tout cela ayant pour témoins toutes les personnes présentes en cette soirée sur la place. En un clin d’œil, la place était bondée de policiers des différentes communes et de la gendarmerie. Le jeune s’est retrouvé au commissariat de Forest : dénudé et ne recevant pour parole que des termes « dégradant et racistes ».

Samedi 11 mai ( soir).

Les jeunes se sont rassemblés sur la place suite aux menaces qui auraient été envoyées par certains agents à travers des jeunes qui avaient été également arrêtés la veille.
Du style : « Vous avez gagné hier, mais on revient demain vous donner une leçon, sales bougnoules ». Déjà, une quinzaine d’ambulances étaient parquées près du parc de Forest. Des policiers sont descendus dans le café Cap Spartel et ont, sans motif, arrêté et malmené deux jeunes Marocains. Ce qui a, à nouveau, déclenché la colère des jeunes.

Inutiles de décrire la suite : toutes les forces de l’ordre, les forces anti-émeutes, les autos-pompes, … Les images auxquelles nous avons eu droit parlaient d’elles-mêmes.

Dimanche 12 mai.

Suite à l’appel au dialogue des autorités communales, tout le monde ( jeunes, parents, étrangers et Belges) les attendaient à la place. Les gens désiraient dialoguer sur place, tandis que les autorités ne venaient que pendant la nuit quand « le nettoyage » avait été effectué.
Finalement, à la place du dialogue, tous n’ont eu droit qu’à un nouveau matraquage : on a vu des femmes, des enfants, des vieux ( en dehors du cercle de la place) tabassés comme des bêtes ( il n’y a pas d’autres qualificatifs). On a parlé de 200 jeunes arrêtés ce soir-là. On omet de préciser que parmi ce nombre se trouvaient des personnes âgées, des femmes et des filles que l’on est venu prendre devant chez eux et que l’on a parqué à la place, pour grossir le chiffre ( c’est plus médiatique !).
Les médias ont « oublié » de montrer les images filmées des tabassages, des violations de domiciles,…
Là aussi, cette presse nous a démontré sa grande objectivité et son impartialité !

Lundi 13 mai et mardi 14 mai

Une délégation de jeunes désignée par les jeunes du quartier a été rencontrer le Bourgmestre, Mme De Galan, pour dialoguer.
Suite à toutes les discussions, un Comité des jeunes de Forest s’est mis sur pied pour porter les revendications de ces jeunes, devant les autorités locales. Une interpellation communale devant le conseil a été faite le 2/7/1991 par ce comité. Des promesses ont été faites aux jeunes. Jusqu’à maintenant aucune d’elles n’a été concrètement réalisée.

Il est à rappeler que le fait à l’origine des événements du vendredi 10 mai, n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase : les cas de bavures ou de dérapages des policiers s’accumulent de plus en plus et les frustrations grandissaient par le fait de l’occultation systématique de ces méfaits. Nous étions étonnés de « l’étonnement » devant cette explosion, des autorités communales pourtant au courant de la situation depuis longtemps.

MÉDIAS, POLITIQUES ET RÉALITÉS

En période pré-éléctorale et face à une population ( les étrangers) ne présentant aucun intérêt pour les politiciens, tout le monde a voulu occulter les problèmes réels : bavures policières, décrochages scolaires, problèmes d’emploi, de logement, de loisirs, d’enseignement, de communication….

Par la stigmatisation toujours négative d’une frange de la population déjà défavorisée, en mettant en avant la seule excuse de sa différence culturelle ( frein à l’intégration ?), les politiciens masquent leur irresponsabilité et leur manque de compétences, face à la résolution des problèmes réels qui eux, touchent tout le monde ( Belges et étrangers ensemble).

Ces événements ont pu démontrer tout cela et constituent un signal d’alarme : il est temps de se pencher réellement et concrètement sur cette problématique, avant d’arriver à une situation incontrôlable.

L’ « APRÈS-FOREST ».

Des médiateurs sociaux ont été mis en place pour servir de « tampon » entre les autorités locales et la population ( tissu associatif compris). Ainsi que des assistants de concertation au niveau de la Police.
Ce sont des fonctions qui restent encore à définir et à cerner. Une chose est certaine : la fonction de médiation est nécessaire dans l’état des choses.
Mais cela ne doit pas servir à se donner bonne conscience et à continuer à théoriser.
Il est temps d’agir et de réaliser les promesses tenues.
Tout cela ne doit pas seulement se faire avec la bonne volonté de chacun ; les politiciens doivent comprendre une chose essentielle : ils doivent débloquer les moyens nécessaires et ce de façon systématique et à temps ( les subsides arrivent tout le temps en retard, ce qui oblige les associations à ouvrir des lignes de crédits à des taux d’intérêts exorbitants en attendant que les premiers sous arrivent ).
Qu’ils arrêtent d’exiger de réaliser ce qu’ils sont incapables aux-mêmes de faire : des miracles avec peu, souvent avec rien.

Nadia EL YOUSFI

Portrait de groupe, avec ton gosse au milieu (1988)

« Laisse tes chansons à la porte... »
« Mais elles vont avoir froid ».
Brève altercation entre un professeur et une élève marocaine : elle chantait en arabe dans le couloir, juste avant de rentrer en classe. Petite phrase révélatrice de ce qui peut se passer dans des écoles à forte proportion de jeunes issus de l’immigration, dans « les écoles à problèmes » comme on dit.

Quels problèmes ?

Quels problèmes ? La baisse de niveau, l’échec, les comportements peu disciplinés ou violents..., des traits qui existaient déjà auparavant mais se voilaient plus facilement parce qu’ils ne prenaient pas trop d’ampleur.
Or l’école est plus secouée par les enfants de l’immigration qu’elle ne l’a été avec les gosses des milieux populaires belges.
Ces « immigrés-là », on les a mieux ignorés. Ils échouaient parce que « les études, ce n’était pas fait pour eux », à cause « des handicaps socio-culturels », parce qu’ « ils n’avaient pas la tête ». Où alors, ils restaient à l’école en niant leur identité.
Voir qu’il existe des cultures différentes, surajoutées à des origines sociales différentes, construire des apprentissages à partir de ces richesses, l’école n’y a jamais vraiment travaillé : dans l’institution scolaire, majoritairement, il y a toujours eu ceux qui poursuivaient des études, et ceux qui iraient travailler à 14-15 ans parce qu’« ils étaient faits pour ça ». Pour l’Institution, il n’y a donc pas eu trop de problèmes jusqu’il y a 15 ans : elle pouvait fonctionner à l’aise, en triant. L’emploi suivait aussi. Actuellement le tri continue, mais les proportions posent questions : « la démocratisation » de l’enseignement a fait entrer plus de jeunes dans le secondaire et pour plus longtemps.

Catalyseurs

Avec l’arrivée des enfants de l’immigration, cette boursouflure est devenue encore plus visible et plus criante surtout s’ils constituent 70, 80, 90% de la population de certaines écoles : le pourcentage d’échecs, les différences culturelles, la perte d’identité... tous ces facteurs disloquent plus fortement la tendance uniformisatrice que prétend aussi rencontrer l’enseignement.
Pourtant ces enfants-là ne sont pas spécialement ceux qui remplissent l’école de problèmes : ils sont plutôt des catalyseurs. Ils apportent force, couleur et douleurs à des interrogations plus fondamentales, plus essentielles parce qu’universelles : quels savoirs, quelles méthodes, quels moyens ? Bref, quelle école ? Pour quelle société ? Tous les enseignants ne se posent évidement pas ce genre de questions.

Mais les plus ouverts d’entre eux répondent à ce genre de questionnement, le concrétisent en construisant du neuf à partir de la vie des jeunes issus des milieux populaires immigrés ou belges à partir de leurs manières d’aborder l’apprentissage, de leurs valeurs, nourris et soutenus en cela par les mouvements pédagogiques. De toute cette inventivité, des expériences riches et pleines ont déjà pointé ici et là -pratiques interculturelles, liens « école-quartier-vie professionnelle »,... -mais elles sont minoritaires, dépendent d’individualités, ne sont pas réellement structurées, coordonnées, reconnues, promues par les structures éducatives officielles.

Ecoles faciles

Chez ceux-là qui créent du neuf à la force du poignet, une inquiétude toutefois se fait jour : ne sont-ils pas occupés à marginaliser certains jeunes dans certains types d’écoles ? On entend parler plus souvent d’ « écoles faciles » et d’ « écoles fortes », compte tenu de la population qui les fréquente, du quota d’enfants immigrés, tant dans l’enseignement fondamental que dans le secondaire. Evidemment, si les différentes formes de pédagogie sont difficilement admises, si les différences culturelles ne sont pas prises en compte, et si on ne vit les cultures plurielles que dans « les écoles pour étrangers », le risque est grand de les laisser enfermer dans des « écoles-ghettos ».

Déjà une part de violence juvénile crie ce danger : « On n’est pas que des Marocains, des Turcs ou des Italiens ». « Les autres, ils n’étudient pas ça, ils ne travaillent pas de notre façon ». « Et pourquoi, on n’apprendrait pas le latin, nous ? »...

Même si le travail élaboré dans les écoles dites « faciles » est de qualité, il reste un modèle dominant bien intériorisé par les travailleurs de l’école et par sa clientèle, un modèle renforcé d’ailleurs par le courant idéologique actuel.

Dans le contexte de crise, la difficile ouverture à la différence, les problèmes d’ordre économique, les rejets ne font que renforcer cette ghettoïsation et nourrissent chez ces jeunes une sorte d’hostilité, peu présente il y a 5-10 ans, à l’égard des Belges dont ils sont. Un risque social grandissant ? Personne ou presque ne s’en occupe.

Scléroses

Il faut dire qu’aux différences de cultures s’ajoutent aussi d’autres aspects « plus sociaux » : on transforme souvent en problèmes d’immigrés des clameurs d’adolescents obligés de rester à l’école jusqu’à 18 ans en vue de quoi au juste ? L’attente du chômage ? Autre chose ? Et avec quel outillage ?
…
Quant à la maîtrise de la langue française (ou néerlandaise), langue des études aussi, en faire une difficulté propre aux enfants immigrés semble un peu court. La langue de l’école pose question à beaucoup d’enfants. Seuls ceux qui peuvent en trouver la traduction dans leur famille la dominent mieux, qu’ils soient d’origine belge ou non. Bien sûr, il ne serait pas juste de nier le travail spécifique à faire vis-à-vis des enfants immigrés dans ce domaine, mais de là à croire que tout ira bien si la langue est mieux maîtrisée...
A mon sens, les écoles à forte proportion d’immigrés sont donc des lieux-creusets, des espaces révélateurs si on veut bien. Ceux qui tentent, en liaison avec les mouvements culturels, sociaux et politiques, de faire le point sur les situations qui traversent ces lieux, ces espaces, de part en part, ont tôt fait d’y débusquer, désigner, cerner les nœuds, les urgences qui n’arrêtent pas de les travailler. De là, l’énoncé de revendications prioritaires : la formation continue des enseignants (à propos, entre autres, des liaisons « école-société », de lecture des cultures,...), la nécessaire prise de conscience des institutions et des pouvoirs subsidiants. Les artisans des pédagogies créatives et modernes sont attentifs aux dangers qu’il y a de s’enfoncer dans les expériences trop uniquement ponctuelles si elles ne servent pas de tremplin vers du plus construit, vers de nouveaux contenus de cours, de nouveaux fonctionnements scolaires.
En fait, la -présence des jeunes venus de l’immigration, constitue une chance inespérée de secouer les scléroses de l’Ecole, encore trop enfoncée dans les murs d’un passé révolu. Encore faut-il oser la prendre.

Noëlle DE SMET

A la MJ du quartier maritime on est tous Européens (1989)

Participaient à la discussion, parmi ceux qui ont été à Paris : Brahim, Hamid, Norredine, Karim et Mhand ; et ceux qui n’y ont pas été : Mohamed, Nabil (un copain de Hamid, qui vit en Allemagne), Abid et Mustapha.

Abid : Ceux qui parlent de l’Europe, aujourd’hui, ne parlent pas de nous. Les frontières vont s’ouvrir pour l’argent et pour les Européens, mais pas pour nous. Il y a des problèmes de visa, chaque fois qu’on a envie de voyager, d’aller voir de la famille ou de descendre au Maroc pour les vacances.

Norredine : C’est ridicule. Nous sommes nés dans ce pays, mais on nous oblige à faire des choses qui n’ont pas de sens. Les visas, c’est juste pour nous humilier, nous contrôler, et donner du travail aux douaniers.

Karim : C’est un contrôle judiciaire, aussi. On essaye de repérer les délinquants. Et donc, ça veut dire qu’il n’y a pas de délinquants parmi les Européens ?
Qu’est-ce qui va changer en 1992 ?

Karim : Ce qui va se passer, c’est que douze pays vont devenir un seul.

Mohamed : Beaucoup de choses vont changer pour les Européens, mais pas pour nous.

Norredine : On devrait avoir la nationalité belge à la naissance, comme c’est écrit dans la Charte. On en a assez de courir pour le boulot, les visas, le droit au chômage.

Abid : Je veux avoir mon mot à dire. Je veux pouvoir décider avec les autres, par exemple en votant. Voilà pourquoi j’ai demandé à devenir belge.

Karim : Même pour trouver du boulot, il vaut mieux être belge, et pour être déclaré, payé normalement. Il y a un tas de patrons belges que ça arrange bien, d’avoir des travailleurs étrangers : on peut les exploiter, leur faire peur s’ils se révoltent.

Hamid : Je deviendrais belge simplement pour avoir les mêmes droits que les Belges, puisque je suis né ici et que je vais y vivre. Il y a des vieux qui ne veulent pas de la nationalité, parce que la Belgique ne les intéresse pas, qu’ils rentreront au pays. Ils ne pensent qu’à ça. Moi, pas. La Belgique, c’est mon pays. Qu’est-ce que j’irais faire au Maroc ?

Karim : Encore un avantage de la nationalité : les candidats s’intéresseraient à nous, aux élections. Ils parleraient de nos problèmes, ils ne pourraient pas nous mépriser, nous insulter pendant les campagnes électorales, raconter n’importe quoi sur nous. Il y a des communes où on aurait des bourgmestres turcs ou arabes.
Pourquoi pas ? (rires).

Abid : En Hollande, les immigrés peuvent voter. Ils ont le droit de vote aux élections communales, et plus tard ils pourront même voter aux autres élections. Pourquoi pas ici ?
Quelle impression avez-vous retirée des Etats Généraux à Paris ?

Karim : J’ai vu que beaucoup de gens ont les mêmes problèmes que moi, les mêmes idées. On s’est senti moins seuls, en revenant.

Norredine : Je crois que c’est un point de départ. Il va se passer beaucoup de choses. Moi, je suis revenu très optimiste. Ce que j’ai vu m’a donné de l’espoir et du courage.
Karim : J’y ai été surtout par curiosité, au départ. Ce que j’ai vu m’a vraiment étonné.
Nabil : SOS Racisme existe-t-il en Allemagne ? Je n’avais jamais entendu parler de ça, alors qu’il y a beaucoup de problèmes. Il y a les skins, les groupes néonazis. Le racisme se sent de plus en plus et, face à ça, les manifestations de SOS Racisme sont importantes, pour montrer qu’il y a une autre Europe. 1992, c’est pas nécessairement en rose. Il y aura beaucoup de problèmes. Nous devons nous en occuper, nous sommes des Européens, et il faut enrayer le fléau du racisme au niveau de l’Europe.

Hamid : Personnellement, je ne m’attendais pas à voir autant de monde. La Sorbonne est un endroit très impressionnant. Quand Jacques Delors a parlé, il s’est adressé à nous tous, en tant qu’Européens, en nous respectant. C’est quelque chose qui m’a vraiment ému. Le Ministre de la Culture espagnol, Harlem Désir, tous ces gens qui sont venus nous parler... Je suis très satisfait des Etats Généraux, mais il y a une chose qui m’a choqué : pourquoi ne pas avoir aussi donné des traductions en arabe ? Nous étions nombreux, en tout cas dans la délégation belge, à parler l’Arabe. Bon, il aurait fallu y penser, mais c’est pas très grave. La Charte, je trouve que c’est un très bon texte, un pas en avant pour nous. Mais comment en faire quelque chose de réel ? Delors, par exemple, a promis beaucoup de choses, mais tiendra-t-il parole ? J’ai bien apprécié son intervention. Il a parlé non seulement des douze pays de la communauté, mais aussi de la Scandinavie, de la Suisse, des pays de l’Est, et de nous, qui sommes le treizième Etat, comme a dit Harlem. Il faut voir le futur, l’an 2000. Ce qui s’est passé à Paris nous permettra de mieux lutter pour les droits des immigrés. Et sur la Palestine, il a dit que l’Europe avait poussé Arafat à faire un geste et que, quand il l’a fait, l’Europe n’a rien fait.

Karim : Ce qu’il a dit était tout à fait juste.

Norredine : Je suis d’accord aussi, Jacques Delors a très bien parlé.

Brahim : Il faut obliger les gens qui ont parlé à tenir leurs promesses. Maintenant, c’est nous qui devons continuer pour les aider à réaliser tous ces projets.

Mhand : C’était la première fois de ma vie que je participais à une chose comme celle-là. Je suis très content de l’avoir fait. Nous avons vu des centaines de gens comme nous, venant de partout. Je n’imaginais pas que ce soit possible.
Karim : J’ai été étonné de voir les Suédois, par exemple. Je ne savais pas qu’il y avait tant d’immigrés en Suède. Ils étaient deux cents, à Paris, tous très sympathiques.

Hamid : Peut-être, mais ils n’étaient pas tous très motivés. Quand on a demandé à des Danoises pourquoi elles étaient venues, elles ont dit que le directeur de leur école le leur avait demandé.

Norredine : Mais nous aussi, au début, on était venu un peu par hasard, par curiosité. Ce n’est qu’après qu’on s’est rendu compte de l’importance de ce qui se passait.

Hamid : Il y a encore une chose que j’ai trouvée formidable, c’était le message de François Mitterrand, qui a dit qu’il nous soutenait pour obtenir de nouveaux droits.

Vous vous êtes jumelés avec SOS Racisme-Minguettes. Qu’est-ce qui va se passer concrètement ?

Karim : Ces jumelages sont très intéressants. On pourra faire un voyage aux Minguettes, avoir des échanges, connaître d’autres expériences, d’autres modes de vie. A Paris, on a vu des différences incroyables. Les gens sont beaucoup plus nerveux et agressifs qu’ici. Trouver un taxi le samedi soir, c’est un vrai cauchemar.

Mhand : Paris, c’est comme ça. N’oublie pas qu’il y a beaucoup plus de monde qu’ici. Je n’y avais jamais été. J’ai trouvé que c’est une très belle ville, très grande.

Brahim : Si on se met tous ensemble on va pouvoir faire un bon travail, on pourra éliminer le racisme. Pour ça, il faut de la volonté, connaître des gens ailleurs, se faire des amis sur les mêmes idées. On va inviter les gens des Minguettes à venir nous voir.

Karim : Il y a des gens qui sont bêtement racistes. Il faut parler avec eux, leur expliquer qu’ils se trompent. Il faut apprendre à connaître d’autres gens. J’ai un ami d’école qui me dit : « Moi, je suis raciste ». On lui a demandé pourquoi. « J’ai eu des problèmes avec des étrangers, donc je suis raciste ». Mais quand je lui ai demandé s’il était contre moi, il m’a dit non. Tu vois, il y a moyen de discuter avec les gens, même ceux qui se disent racistes.

Brahim : Nous n’avons pas assez de contacts avec les Belges, on ne discute jamais avec eux, c’est une erreur.

Nabil : Il faut instaurer un climat de dialogue. Nous n’avons pas besoin d’armes ou de violence pour nous défendre. Notre arme c’est le dialogue.

Hamid : Nous allons échanger des idées, discuter avec ceux des Minguettes qui ont une longue expérience, une longue histoire. Pour nous, c’est très intéressant : c’est des Minguettes que tout est parti, il faut profiter de cette expérience. En voyageant à travers l’Europe, nous deviendrons vraiment européens, et ça c’est valable pour tous les jeunes.

Norredine : J’espère que notre jumelage sera exemplaire, pour donner à d’autres envie de le faire aussi. Ici, dans cette MJ, on est limité. Toujours le même quartier, les mêmes têtes, les mêmes histoires...

Mhand : Les gens ne viennent jamais nous voir. Personne ne s’occupe de nous. Vous êtes venus et vous nous avez invités à Paris. Grâce à ça, nous avons découvert des gens, des choses que nous ne connaissions pas. Le jumelage, c’est la preuve qu’on peut sortir de son coin et casser les murs autour de nous.

Propos recueillis par
Serge Noël

La naturalisation, une machine à rumeurs (1991)

Hafida Draoui est étudiante assistante sociale. D’origine marocaine, elle a choisi de devenir belge. Lors du stage qu’elle a effectué au CID, elle a réalisé des animations dans dix écoles bruxelloises autour de la problématique de la naturalisation.

Dans trois établissements, elle a fait circuler un questionnaire auquel ont répondu 47 élèves : 36 Marocains, 5 Belges, 2 Espagnols, ainsi qu’un Albanais, un Turc, un Italien et un Zaïrois. On ne peut pas parler d’un véritable sondage d’opinion, au sens scientifique du terme. Néanmoins, les réflexions de ces jeunes sont symptomatiques tant des rumeurs circulant à l’intérieur de la communauté maghrébine de la capitale que d’une méconnaissance de la législation en la matière.

Rumeur…

La rumeur qui vient en tête est celle concernant le nom que portera un « naturalisé ». A la question de savoir si « celui qui fait une demande d’octroi de la nationalité belge doit changer de nom », 25 élèves (soit 53 % ) ont répondu vrai. Cette rumeur se prolonge jusque dans la mort puisque 16 personnes ( soit 34 % ) croient « qu’en cas de décès en Belgique, un naturalisé belge se fait automatiquement enterrer en Belgique ».
Enfin, 13 élèves ( soit 28 % ) sont convaincus que « lorsqu’on s’est naturalisé, il faut obligatoirement changer de religion ». Ce même type de rumeur circule dans les milieux musulmans : « si on se naturalise et qu’on devient belge, il faut se convertir au christianisme ».

De même, 29 élèves (62%) pensent que le Maroc n’accorde pas la double nationalité et 25 personnes ( 53%) sont convaincus que la Turquie adopte la même attitude. Cela va même plus loin puisque 57% des sondés (27 personnes) pensent qu’un naturalisé, Marocain d’origine se voit, automatiquement retirer son passeport marocain. Incohérence avec la réponse à la question de savoir si « lorsqu’on obtient la nationalité belge, il faut obligatoirement renoncer à sa nationalité d’origine », seuls 9 élèves (19 %) en sont convaincus.

…..quand tu nous tiens

Le plus surprenant, c’est que ces questions ont été posées après trois animations. De plus, l’information était fournie par Hafida, elle-même issue de l’immigration maghrébine et ayant opté pour la nationalité belge, sans changer son nom ni sa religion. C’est dire si en matière de nationalité, l’irrationnel domine l’information complète qui avait été réalisée et suivie de manière fort attentive par les élèves qui posaient de nombreuses questions. Une irrationalité qui trouve son corollaire chez les Belges lorsqu’on discute avec eux, chiffres officiels en main, de l’inexistence de l’équation immigré = chômeur, délinquant ou plus simplement pilleur d’allocations familiales ou sociales.

Cette divergence profonde entre la réalité de nos lois et la perception des jeunes issus de l’immigration montre d’une part la pesanteur des héritages religieux, culturels et historiques auxquels ils sont confrontés comme on le verra plus loin dans ce dossier. Mais d’autre part, elle est aussi le reflet de l’image que la Belgique et plus généralement l’Europe – donne d’elle-même à ces jeunes : peu accueillante, fermée, ultra-utilisatrice. Une image, on les comprend, qui n’a rien d’excitant.

Remarque : Cet article est paru dans « Acidulé », périodique bimestriel du C.I.D. Ad Doc. Il s’inscrit dans le numéro de juin-juillet 1991 « Devenir Belge une fois », consacré aux modifications concernant le code de la nationalité.
L’article ci-dessus nous donne un aperçu des rumeurs qui circulent parmi les jeunes d’origine immigrée autour de la naturalisation et de la nationalité belge.

C.I.D. Ad Doc(Centre d’Information et de Documentation).

Témoignagne d’enfants. ’Enfants et racisme’ (1987)

Ci-dessous, nous publions quelques rédactions-réactions d’enfants de différentes écoles de Bruxelles, concernant le racisme.

Le racisme

Tout d’abord, je tiens à signaler que je ne suis pas raciste mais…
Il y a des voyous belges, comme il y a des voyous étrangers. Mais c’est plus fréquent d’entendre ou de lire des journaux où ils indiquent qu’il y a plus de meurtres ou de viols faits par des étrangers. Je m’entends bien avec les Belges de couleur et la religion, n’importe.
Mais je crois que je n’épouserai jamais un Tunisien ou un Marocain ou un Turc. C’est comme ça.
Si je suis raciste, c’est pour ceux qui sont dans notre pays, sinon les étrangers de leur pays ne me dérangent pas.
Je n’aime pas tellement ce sujet de rédaction, car je ne pense pas beaucoup au problème du racisme.

Le racisme

Pourquoi haïr des êtres qui comme nous ont les mêmes pensées, les mêmes désirs et le même besoin d’amour ?

Dans notre cas c’est en 56 que tout a commencé quand mes parents sont venus pendant la révolution hongroise se réfugier ici en Belgique. Mon père me disait qu’ils ont été accueillis par des étrangers et non par des Belges. Pour mes parents, la vie va être très dure. Pour commencer mon père va travailler là où tout étranger est accueilli à bras ouverts : dans la mine. Le revenu est maigre et cela posera des problèmes pour mes parents quand mon premier frère viendra au monde. Ma mère ne pourra pas nourrir mon frère de son lait, étant mauvais, ils devront en acheter. Sans argent cela sera difficile. Mais là mon père va se lancer dans une chose qui va nous sauver de la misère. Suite à une annonce dans le journal, mon père se décide à aller se présenter. Le travail consistait à repolir une table de nuit antique. Mon père va accepter sans se rendre compte qu’il avait affaire à un ébéniste, finisseur, polisseur et de plus expert. Après toute une nuit de déshydratation totale pour avoir craché sur cette table pour la faire briller avec ses copains et ma mère ; ils mettront soigneusement la table près du chauffage pour qu’elle sèche. Quel travail d’amateur !
Par la chaleur, le bois travaille et finit par se bomber. N’étant pas expert en la matière mon père ne voit qu’une solution : dire la vérité au client.
Pris d’émotion par l’embarras de mon père, l’ébéniste pour le punir va lui donner des cours gratuits sur le polissage. Non seulement mon père commençait à apprendre un métier mais de plus il était payé chaque semaine. Au fil des années, ayant acquis un peu la langue et le métier mes parents travailleront dans une fabrique de meubles anciens. Depuis ce jour mes parents ont commencé à avoir des amis belges.

Toute cette lutte pour avoir un peu de considération de la part des Belges.
Ma mère refuse que je parle hongrois devant des Belges de peur que je ne détruise tout ce qu’ils ont monté en 20 ans.

Le racisme a des origines qui sont basées sur des conditions sociales. Jamais je n’aurais pu avoir tant d’amis belges si j’habitais encore le quartier du Midi et que mon père travaillait dans la mine.
Mes parents en luttant toutes ces années ont pensé à nous avant tout et non à eus d’abord.

Enfants de tous pays

Je n’ai pas de problèmes en Belgique, on ne m’a jamais rien reproché.
Il y a longtemps les Belges avaient besoin des étrangers. Maintenant qu’ils n’en ont plus besoin, ils renvoient les étrangers dans leur pays. Moi, je n’aimerais pas que l’on me renvoie au Maroc, ça me ferait de la peine car je suis née en Belgique.
La Belgique était un pays accueillant maintenant elle ne l’est plus.
Quand je rentre chez moi au Maroc, je ne me sens pas chez moi.
Quand je reviens en Belgique, je retrouve mes amis, je me sens mieux. La Belgique pour moi c’est mon pays natal. Je ne tiens pas à le quitter.

Le racisme

Pour moi le racisme ne devrait pas exister car toutes les personnes de la terre sont identiques, à part que l’aspect physique est différent (chinois, noirs d’Afrique).
En Belgique, il y en a beaucoup trop qui sont racistes. Moi, je ne le suis pas. D’autant plus qu’il peut y avoir des étrangers très gentils, très sympas. Evidemment ils exagèrent parfois, mais les Belges aussi exagèrent plus souvent que les étrangers. De plus, ils profitent de la présence des étrangers dans notre pays pour leur mettre tous les problèmes sur le dos, tel que le chômage.
Pour ma part, je trouve cela honteux d’autant plus que les étrangers ne peuvent pas se défendre puisque la plupart des gens qui pourraient se charger de les défendre sont eux-mêmes racistes. Enfin je le crois !
Je n’aimerais pas beaucoup être étranger pour le moment, car peut-être pas à l’école, mais dans la vie en dehors, je serais peut-être délaissée mais je ne sais pas très bien l’expliquer étant donné que je ne suis pas étrangère.

Souvenir d’un ancien combattant (suite radio Chabab 1988)

On ne s’était pas beaucoup vus depuis trois ou quatre ans, depuis la fin de Radio Chabab (voir MRAX-Info n°34, avril 84 : « Entre basket et flics, ça boume la jeunesse » et n°47, juin 87, « le tour complet de Chabab »). Dès notre première soirée, je me souviens de l’avoir vu se démener, à l’entrée, derrière le bar, dans la grande salle sombre et bizarre du Conservatoire africain, où 400 petits mecs se retrouvaient dans les hurlements de la sono et le calme très relatif des surboums de teenagers semi-voyous, demi-machos. Quelques filles tentaient d’émerger. Un des boulots, avec K., c’était de dissuader les fiers-à-bras d’en venir aux explications pratiques. Son argumentation semblait au point. C’est que déjà, K. savait qu’il était temps pour lui d’en finir avec la vie de glandouille et de bandes qu’il avait menée jusque là. A 18 ans, à l’époque, l’avenir n’était déjà plus pour lui un vague rendez-vous, peut-être obligé.

Qu’est-ce que tu as fait, tout ce temps, depuis Radio Chabab ?

Quand nous avons dissous le groupe, je me suis un peu remis à glander. Le cœur n’y était plus. Tu te souviens, un jour je suis venu te voir à propos d’un cours du soir. J’aurais voulu continuer un genre de travail comme à Radio Chabab, organiser des concerts, des émissions de radio, travailler pour les plus jeunes.

Moi, je n’avais plus l’habitude de l’école, je l’ai jamais vraiment eue.
Alors je me suis planté, mais ce n’était pas grave, j’avais pris ma décision. Je voulais trouver un boulot et me calmer.

Comment ça s’est passé ?

On m’a proposé du nettoyage dans le métro. Je l’ai fait, c’était chiant pourtant. Je me suis dit que je pouvais faire autre chose à la STlB, et maintenant je conduis un tram. A côté de ça, j’ai gardé des activités que je voulais. Par exemple, on a fondé un groupe de musique. Le groupe n’existe plus, déjà, mais on continue de se voir et de jouer ensemble. Ce qui serait bien, ce serait de jouer dans des soirées, pour des groupes comme la radio, avant.

Quelle musique ?

C’est du rock, du funk, ce qu’on fait aujourd’hui. Mais pas de musique arabe... Je te vois venir. D’abord, ce n’est pas dans mon goût, et de toute façon j’ai commencé dans un autre contexte. Pour moi, la musique arabe rappelle la famille, le passé, tout ce qui est derrière nous.

La famille, c’était zéro

Tu ne vois plus ta famille ?

Il y a eu des histoires, quand je me suis retrouvé en taule. Ce n’était pourtant pas grand-chose. Pas un mot de mon père. Si je n’avais pas eu tes lettres et celles des autres copains, à ce moment-là... Il m’a carrément renié, pour un petit casse de bagnole. Je ne dis pas que ce n’était rien, mais si mon fils faisait une connerie, c’est justement là que je serais présent. Lui, ses jugements ne tiennent pas compte de la réalité où on vit. Et puis une de mes sœurs a eu un maximum d’ennuis, parce qu’elle sortait, qu’elle s’habillait comme elle voulait, qu’elle connaissait des garçons. Une fois, il y a eu une scène terrible avec ma mère, qui hurlait que sa fille était une putain. Ça a traîné des années.

Finalement, je n’allais plus les voir. A l’époque de Radio Chabab j’étais déjà complètement à la porte de chez eux, je bouffais des hamburgers et des frites, quand j’avais un peu de monnaie en poche. J’ai même pioncé dans les studios d’Air Libre, où on avait nos émissions (1).

Et puis j’ai rencontré un gars qui était aussi paumé que moi, sauf qu’il avait un petit appart. C’était un coup de bol, et puis non, parce qu’on n’arrêtait pas de fumer chez lui. Il y avait tout le temps 4 ou 5 mecs complètement abrutis, avec une telle fumée qu’on ne voyait pas le bout de son nez. Là-dedans, j’étais le seul à avoir au moins une ou deux idées, rapport à Radio Chabab. Tu n’imagines pas à quel point des mecs qui passent leur temps à fumer et à divaguer peuvent devenir chiants et cons. Nos réunions, les émissions, pour moi c’était comme un bain frais. Quand même je repiquais au truc, et c’est ce qui fait que tu ne me voyais plus pendant deux semaines.

Tu prenais des drogues dures ?

Ça, non. D’abord ça me foutait la trouille. On a vu tant de types devenir fous, ou même mourir. Tu te souviens, à Radio Chabab, on en a eu un presque tout de suite après la création du groupe. Amar et toi vouliez qu’on fasse une émission sur lui, pour lui. Moi je trouvais ça sinistre.
En fait, j’avais la trouille. Et puis, Amar qui est mort maintenant...
Qu’est-ce qu’on pouvait bien dire ? On savait que c’était dangereux, c’est tout. Je n’allais pas venir à la radio pour dire que j’avais peur.

Pourquoi pas ?

Je ne l’aurais pas fait, c’est tout. Aujourd’hui, je saurais quoi dire. Les trucs que vous avez dit au micro. Heureusement que je ne suis pas venu, parce qu’en vous écoutant, chez mon copain, je me suis mis à pleurer. Mais pour dire ce que vous avez dit à ce moment-là, il faut peut-être avoir été plus loin. C’est ça le problème avec la drogue, les bonnes idées, on les connaît ... Regarde Amar. Comment est-il tombé là-dedans ? C’est lui qui voulait qu’on en parle, et voilà. Mais peut-être qu’il serait tombé plus vite si on n’avait pas fait Radio Chabab. C’est après qu’il s’est mis à déconner. Je ne dis pas que c’est à cause de ça. Il avait du travail et il l’a perdu. Il ne savait plus quoi faire. C’était un crâneur, tu te souviens. Jamais il n’aurait parlé de ses problèmes, de ses angoisses. Il fallait toujours qu’il rigole, et qu’il fasse rire les autres. Alors, quand on prend des trucs, c’est encore plus dur de retrouver un boulot, de s’en sortir, mais on ne veut pas admettre qu’on est dedans jusqu’au cou. C’est ce qui est arrivé. On ne l’a plus vu. Une fois, je ne sais pas si tu te souviens, on l’a rencontré en rue. Merde, il avait fondu. On voyait bien que ça n’allait pas. Mais il a ri, encore une fois. Personne n’a rien compris. Ce qui m’a scié, c’est la rapidité avec laquelle ça s’est passé. En un an, il est mort.

La religion,on n’en voulait plus !

Tu ne crois pas que s’il s’était rangé, s’il avait continué la religion, par exemple...?

La religion, il n’en voulait plus depuis bien avant que tu le connaisses. Pour nous, la religion représentait toutes les contraintes de l’enfance. Mes parents ont toujours été religieux. Ils ont toujours fermé leur gueule. Se cacher, ne rien dire. Respecter les règles et encaisser. Finalement, ce n’ est pas le modèle. Et durs avec nous, ils n’ont jamais essayé de comprendre. Amar m’a raconté qu’un jour, au mariage de son frère, tu étais venu discuter avec son père et d’autres vieux. C’était l’époque où les flics nous faisaient durement la guerre dans le quartier (2).
Moi, j’aurais rêvé que mon père discute de ça avec quelqu’un. Mais pour lui, si j’avais des ennuis avec les flics, c’est que j’avais fait quelque chose. Il ne m’aurait jamais défendu. Il avait honte. Et pour finir, j’en ai eu de vrais, des ennuis. En prison, il ne m’a pas envoyé une cigarette. Il ne s’est pas occupé de l’avocat. C’est toi qui a dû en trouver un. Ce n’est pas normal. C’est à cause de la religion, enfin, de sa religion, de ce qu’il croit que c’est. Je ne crois pas que ma mère ait été heureuse. Je ne voudrais pas que ma femme vive comme elle. Ni que mes enfants fassent ce que j’ai fait.

Tu les enverras au cours de religion ?

Je les laisserai choisir, plus tard. J’aimerais qu’ils apprennent l’arabe, ça oui. Mais pas dans un cours musulman, comme j’en ai connu. Et je voudrais qu’ils aient une formation, qu’ils travaillent à l’école. Il faut rester fier de ce qu’on est. Je connais des familles arabes qui ne veulent pas mettre leurs enfants dans certaines écoles, parce qu’il y a trop « d’étrangers », qu’elles ont mauvaise réputation. Ils sont fous, ils vont enseigner la honte de soi à leurs enfants. Mes parents ne m’ont pas aidé à l’école. D’accord, ils ne savaient pas. Mais aussi, je crois qu’ils s’en foutaient. Ils auraient pu m’envoyer dans une école de devoirs, je ne sais pas. J’avais un dossier au PMS, mais ils n’ont jamais voulu rencontrer les gens du PMS. Il fallait rentrer tout de suite et passer des heures à la religion pour se faire taper dessus et apprendre des trucs qui ne servent à rien.

Ça ne sert à rien d’apprendre à ne pas voler, à ne pas se droguer, etc... ?

Pas comme ça. Ce qu’il faut, c’est avoir des occasions de réfléchir, et de faire de bonnes choses dans la vie. Comme à Radio Chabab, mais plus, avec du travail, de quoi gagner sa vie. C’est la même chose pour les filles. On a eu des mecs qui déconnaient avec les filles. Mais ce qu’on apprend sur les femmes, c’est une catastrophe. Quand il y a eu ces histoires, tout le monde a gueulé. Et encore, si tu n’avais pas engueulé tout le monde, on aurait peut-être laissé passer discrètement. Certains en rigolaient, ils faisaient des plaisanteries. Il a fallu leur rentrer dedans durement pour qu’ils réalisent. C’était la première fois qu’on leur parlait des femmes autrement que comme des saintes ou des putains. On a aussi appris à réfléchir avant d’agir. A comprendre ce qui se passe autour de nous. Pourquoi untel est raciste, pourquoi les flics nous pourchassent, etc. Je me souviens, quand l’UDRT a organisé son meeting contre nous (3). On vous a vus vous amener, avec Youssef et Amar, place de la Tulipe : « amenez-vous, il faut aller emmerder les racistes ».

Alors il y a eu les grandes gueules, qui se sont mis à trouiller, et puis les autres, qui voulaient en découdre avec les poings. Il a fallu expliquer que le courage, c’était de manifester tranquillement, en riant même. En une demi-heure, on était trente, avec des panneaux fabriqués par Geneviève, la copine du FDI (4). Les filles, la délinquance, la drogue ou les flics, tout ce qui se passait, on en parlait entre nous. C’est ça qui était bien, parce qu’on ne pouvait pas le faire ailleurs.

Tu n’as plus été dans un groupe, une maison de jeunes, par la suite ?

A Ixelles, il n’y avait plus rien. Et puis, on ne répète pas deux fois la même histoire. Je me demande un peu ce qu’ils veulent, les groupes. Si c’est pour glander dans une maison de jeunes, d’accord, c’est moins chiant qu’en rue, en tout cas en hiver. Mais ça ne va pas loin. Moi, je suis content d’avoir eu la radio. On a un peu moins glandé que d’autres. Mais il aurait fallu plus. Quand tu vois le bilan... Combien qui sont passés, et quelques autres qui s’en sont sortis, comme moi, enfin peut-être.

Tu as envie de recommencer quelque chose ?

Si je le faisais, ce serait plus sérieux. J’aimerais reprendre un groupe de musique, mais plus sérieusement. Il faut arriver à s’intéresser aux vrais problèmes. Les racistes, les élections etc. Les intégristes aussi, c’est un problème. Mais comment faire ? Avec qui ? Beaucoup se posent la question, tournent en rond, se découragent. Tant que les autorités belges n’auront pas en face d’elles des gens capables de représenter les jeunes, et de parler, on fera n’importe quoi. Je ne rentrerais plus dans un groupe, un petit groupe. Nous, à Radio Chabab, on essayait de rencontrer les autres, pour discuter, s’informer, s’entraider. Mais c’était chacun dans son petit coin.

Il faut casser l’esprit de bande

Souviens-toi de ce qui s’est passé à la Commission française (5). Pendant un an, on a papoté, palabré. Alors que l’argent était là. Rien n’est sorti. Tout le monde avait trop peur de se mouiller. Quand on prenait la peine de venir aux réunions. Est-ce que ceux-là ne sont pas manipulés par l’ambassade, et ceux-là par la gauche, et ceux-là c’est des drogués...

A part l’AJM (6), personne n’a voulu essayer de sortir de sa coquille et de travailler ensemble. Chacun est dans son quartier et prétend représenter toute la deuxième génération, les autres sont des arnaqueurs ou des vendus. Pourtant, quand vous avez manifesté, le 1er Mai, avec une banderole « Touche pas à mon pote », et quand il y a eu l’affiche (7), ça a été la preuve qu’on peut y arriver et obtenir des résultats. Les autres groupes aussi ont des initiatives géniales, mais tout seuls, et on n’a jamais assez de moyens et de force pour obtenir vraiment quelque chose.
Rien que dans un petit groupe comme Radio Chabab, il y avait déjà des histoires de bandes, de rivalités. Heureusement qu’on n’a pas laissé faire, mais des jeunes n’ont pas compris à quoi servaient toutes ces discussions. Moi, ça m’a toujours rendu malade, déjà avant. Qu’est-ce que je sais faire ? Manifester, on a appris. Parler dans une réunion ou devant un micro, et c’était dur.
Ça ne va pas loin. Il faut réfléchir, essayer de casser l’isolement de chacun dans son coin, casser l’esprit de bande.

Propos recueillis par Serge NOËL.

A SUIVRE
« Apprendre à vivre ensemble » comprend encore d’autres histoires,
d’autres portraits. Mais ceux-là, nous vous les réservons pour le prochain numéro :
entre autres, l’histoire de Mimoun, une interview de Abdellah AI Ahdal,
Imam directeur du Centre Islamique de Belgique,
une esquisse de l’histoire d’Avicenne et de son quartier,
sur lequel le Conseil des Jeunes d’Avicenne effectue actuellement un travail...
MRAX-Info
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(1) Dès sa naissance, Radio Chabab diffusait ses émissions sur les ondes de Radio Air Libre, dont des animateurs avaient formé quelques jeunes à la technique radio. C’était dans les locaux de la place Fernand Cocq. Beaucoup de gens assistaient aux émissions, et des problèmes sont apparus. C’est à partir de là que l’idée d’un local à soi s’est formée. Radio Chabab s’associait alors aux Radios z’alternatives pour louer une maison rue du Prince Royal, au rez-de-chaussée de laquelle un local était installé.

(2) La police d’Ixelles avait organisé une « opération coup de poing » pendant plusieurs semaines, arrêtant, contrôlant les jeunes qui traînaient dans les rues du quartier situé entre la place Fernand Cocq et la Porte de Namur. Des contacts pris avec le commissaire principal ont contribué à calmer la situation petit à petit.

(3) L’UDRT avait organisé à la salle SARUB, rue de Stassart, un meeting pour dénoncer « l’immigration excessive ». Des jeunes du quartier, à l’initiative de Radio Chabab, sont venus manifester et distribuer des tracts à l’entrée de la salle.

(4) Front démocratique Ixellois. Ce rassemblement de la gauche ixelloise a souvent organisé des activités et des fêtes en collaboration avec Radio Chabab.

(5) La Commission française de la culture de l’Agglomération avait organisé pendant un an des réunions avec des représentants de diverses organisations de jeunes immigrés ou belgo-immigrés d’origine marocaine, turque, italienne, espagnole, grecque, dans la perspective de lancer un journal de la jeunesse pluriculturel à Bruxelles. Malheureusement, ces discussions n’ont pas abouti et la Commission a laissé tomber le projet.

(6) L’Association des Jeunes Marocains, située à Molenbeek, a réalisé plusieurs projets en collaboration avec Radio Chabab : des affiches, des soirées, un journal occasionnel, etc.

(7) Au cours de la conférence de presse qui présentait SOS Racisme-Flandre, Radio Chabab et l’AJM présentèrent une affiche, tirée à 16.000 exemplaires, qui évoquait un sondage réalisé à Bruxelles, notamment au sujet du racisme. Cette affiche, amplement diffusée, a joui d’un large écho dans la presse et l’opinion publique.